Le combat spirituel du shî'isme selon Henry Corbin (m. 1978) : II. – Le dépôt divin confié à l'homme

 Le combat spirituel du shî'isme selon Henry Corbin (m. 1978) : 

II. – Le dépôt divin confié à l'homme
(En Islam iranien, vol. I, pp. 94-110)

 بسم الله الرحمٰن الرحيم
اللهم صل على محمد وآل محمد

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 II. – Le dépôt divin confié à l'homme

Ce qui est en cause, c'est de savoir si, oui ou non, en l'absence de ce que connote le mot bâtin (l'intérieur, le caché, l'ésotérique, le «mystique») la doctrine islamique dans son ensemble est privée de l'élément constitutif qui lui donne finalement son sens; si l'enseignement des Imâms du shî'isme constitue précisément cet ésotérisme de l'Islam, comme faisant partie intégrante du »phénomène du Livre Saint», parce qu'eux-mêmes constituent l'ésotérique du Logos mohammadien ou Réalité prophétique éternelle (Haqîqat mohammadiya) et que, partant, l'intégralité du phénomène du Livre saint postule, dès l'origine, zâhir et bâtin, exotérique et ésotérique. Aussi Haydar Âmolî ne fait-il que se comporter comme les hokamâ et les 'orafâ shî'ites qui rejettent la gnose du soufisme, parce qu'ils oublient l'origine shî'ite, et les soufis qui en raison du même oubli, vitupèrent le shî'isme. Les uns et les autres affectent d'ignorer que l'enseignement des saints Imâms recèle tous les secrets des hautes sciences. Les uns et les autres ont délibérément laissé de côté cet aspect, en prétendant que cet enseigenement ne concernait que le domaine des sciences exotériques, le rituel de la Loi, la jurisprudence : certains ont même insinué que, si les Imâms ont eu un secret; ils ne l'ont transmis à personne. Ceux des foqahâ shî'ites qui se sont conduits ainsi l'ont fait pour nier l'existence même de l'ésotérisme. Quant à ceux des soufis qui ont agi ainsi, ce fut pour renier leur origine, en oubliant tout simplement que sans le shî'isme et les Imâms, leur propre théosophie n'existerait pas (cf. texte cités infra livre IV, i).

Les Imâms n'ont pas été simplement des interprètes de la sharî'at, ou plutôt il convient de dire que c'est en interprétant la voie mystique (tarîqat) et les maîtres deshautes connaissances théologiques (la haqîqat). Shaykh Ahmad Ahsâ'î et l'école shaykhie, du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, n'ont, à leur tour, pas soutenu autre chose; leur combat spirituel était dirigé dans le même sens que celui d'un Haydar Âmolî. Que les Douze Imâms soient des théophanies primordiales; que dans leur entité spirituelle préexistant à leur manifestation terrestre (cf. déjà supra chap. II), ils soient investis d'une fonction cosmogonique, ce ne sont point là autant de théories spéculatives tardivement construites, mais des évidences énoncées dans les plus anciens hadîth, ceux par exemple que recueille le Kitâb al-Hojjat de Kolaynî. Si l'herméneutique chrétienne de la Bible ne peut point ne pas mettre au centre la christologie, de son côté l'herméneutique shî'ite du Qorân est nécessairement une herméneutique »imâmocentrique». Cela, parce que l'imâmologie recèle en elle-même le secret de Dieu et de l'homme, ce qui veut dire le secret du rapport institué entre Dieu et l'homme, en tant que ce rapport ne pouvait s'instituer que par des »homes de lumière» désignés comme prophètes. La théophanie des Douze Imâms, ou plutôt celle des Quatorze Immaculés, s'accomplit comme une descente d'univers en univers en une succession graduelle analogue à la succession des métamorphoses théophaniques du Logos dans le livre des »Actes de Jean [1]». L'herméneutique intégrale du livre révélé embrasse ces différents états ontologiques, dans l'ordre de leur descente jusqu'au monde de l'homme terrestre (cf. infra chap. V).

Aussi bien existe-t-il une multitude de propos traditionnellement attribués au Prophète et aux Imâms, propos qui explicitent les allusions des versets qorâniques, pour attester que l'Islam et la Réélation qorânique impliquent et postulent un enseignement ésotérique, une vérité supérieure cachée. Il y aurait en outre, à faire état ici de toute la collection de prônes (khtobat) attribués à tel ou tel des Imâms, mais dans lesquels s'exprime en fait un Imâm éternel dont chacun des douze Imâms fut sur terre une exemplification, puisque tous sont une seule et même essence. Parmi tous ces prônes se signale le célèbre »Prône de la Déclaration» (khotbat al-Bayân) [2], où s'affirme l'identité de l'Imâm avec l'Homme Parfait (Anthropos teleios), thème par lequel l'imâmologie shî'ite atteste son lien avec le motif théologique de l'Anthropos céleste, familier à toutes les gnoses qui l'ont précédé [3]. Soixante-dix affirmations se succèdent, dont le martèlement répété finit, dit-on, par mettre l'auditoire en transe, à Kûfa où le Ier Imâm avait prononcé ce prône. N'en relevons ici que quelques unes : »Je suis le Signe du Très-Puissant. Je suis le Premier et le Dernier. Je suis le Manifeste et le Caché. Je suis la Face de Dieu. Je suis la main de Dieu. Je suis le côté de Dieu. Je suis Celui qui dans l'Évangile est appelé Élie. Je suis celui qui détient le secret de l'Envoyé de Dieu...»

L'énoncé de ce secret théophanique conduit spontanément nos auteurs shî'ites, tel Haydar Âmolî, à déceler dans les versets corâniques le commandement qui impose la »discretion», la »discipline de l'arcane», taqîyeh ou ketmân. Notons bien que l'attitude désignée par l'un ou l'autre mot n'est pas ce que nous appelons »restriction mentale». Elle est une clause de sauvegarde, certes, et bien compréhensible dans le cas de shî'ites. Mais, avant tout, elle satisfait à un principe d'honnêteté spirituelle rigoureuse. Si cette honnêteté est prescrite par le Qorân, c'est bien parce qu'il y a de l'exotérique et de l'ésotérique, et la forme voilée sous laquelle on découvre énoncé le précète correspond d'autant mieux à sa nature. Or, tel est le sens ésotérique des versets faisant allusion au dépôt confié qu'il ne faut rendre qu'à celui qui est en droit de le détenir, et par excellence, les versets suivants : »Dieu vous ordonne de restituer à ceux à qui ils appartiennent les dépôts confiés» (4:61). C'est qu'en effet, commente Haydar Âmolî, tous les secrets de Dieu (asrâr Allâh), tous les secrets théosophiques, sont autant de dépôts qu'il a confiés au coeur de Ses Amis (Awliyâ). Les livrer à celui qui n'y a pas le droit, parce qu'ils excèdent sa capacité, c'est encourir à la fois les rigueurs de la Loi et le courroux divin. C'est pourquoi les Imâms ont eux-mêmes prescrit à leurs disciples l'observance de la taqîyeh.


En fait, une telle conception de la nature du »dépôt confié», prévoyant, avec ses conséquences, la possibilité que soit transgressé l'ordre de ne transmettre qu'à celui qui en est l'»héritier» – exprime de façon si profonde le secret de la théosophie et le secret du Livre saint, qu'elle dévoile l'origine même du drmae typifié dans la personne d'Adam, l'Adam terrestre, l'homme-Adam. Il y a un verset qorânique dont la gravité est telle qu'en dépendent l'exsitence même et la raison d'être de ce qui s'appelle ésotérisme, parce que ce verset lie l'un à l'autre le mystère de Dieu et le mystère de l'homme comme étant un seul et même mystère. C'est le verset où Dieu même déclaré : »Nous avons proposé le dépôt de nos secrets aux Cieux, à la Terre et aux montagnes : tous ont refusé de l'assumer ; tous ont tremblé de le recevoir. Mais l'homme accepta de s'en chager; c'est un violent et un ignorant» (Qorân 33:72).

Pour comprendre ce verset, il faut en somme répondre à deux questions : de quel dépôt, de quels secrets s'agit-il ? En second lieu, en quoi consistent ici la violence et l'inconscience de l'homme ? Les deux questions sont indissociables l'une de l'autre : quels sont les secrets dont l'homme n'eût pu accepter le dépôt, s'il neût été un violent et un ignorant ? Comment cette violence et cette ignorance devaient-elles précisément l'amener à trahir ce dépôt ? L'ambiguité de cette violence y préçoit le drame auquel s'origine la condition humaine présente, le secret du destin présent de l'humanité. Aussi bien faudrait-il mobiliser toutes les traditions shî'ites, tous les hadîths des Imâms, passant, plus ou moins près, à la portée de ce verset. Il y faudrait tout un livre.

En très bref, il y a ce que les Imâms ont répété dans les hadîth : »Ce secret, c'était notre walâyat.» Or, la walâyat est elle-même le membre d'une triade constituée par un triple acquiescement : à l'Unité de l'Unique (tawhîd), à la mission exotérique des prophètes (nobowwat), à la mission ésotérique des Amis de Dieu (walâyat). Le poids dont l'homme se chargea, est le poids de cette triple Attestation (shahâdat). Mais l'idée même de cette triple shahâdat, ce qu'en visent le deuxième et la troisième phrase, postule l'existence d'une humanité toute de lumière, une surhumanité »célestielle», préexistant à l'humanité adamique, à celle d'Adam le terrestre. C'est pourquoi le sens intégral du verset qorânique n'est intelligible qu'en fonction de l'ensemble de la cosmogonie et de la prophétologie de la gnose shî'ite. Et c'est en fonction de ce sens intégral que la violence et l'ignorance d'Adam montrent une ambiguité, une double face, dont l'une est à la louange d'Adam tandis que l'autre fut sa perte, et par cette dualité s'établit l'accord entre les différentes allusions shî'ites à ce verset. Essayons d'expliciter le contenu de ces indications un peu trop denses.

Il convient d'avoir toujours présente à la pensée l'attestation que le Prophète et l'Imâm portent respectivement sur eux-mêmes : »J'étais déjà un prophète (un nabî)... J'étais déjà walî (un Imâm), alors qu'Adam était encore dans l'eau et l'argile», c'est-à-dire alorsq u'Adam n'était pas encore formé. Cela veut dire qu'antérieurement à l'humanité adamique, à celle de l'Adam terrestre, et d'une antériorité incommensurable aux chronologies de ce que nos sciences humaines appellent la préhistoire, préexiste une humanité séraphique, un groupe de créatures humaines de pure lumière, immaculées, préservées de toute chute, »infaillibles», à la différence de l'humanité adamique; c'est le plérôme des Quatorze Immaculés (Chahârdeh Ma'sûm). Nos textes, les commentaires de Qâzî Sa'îd Qommî par exemple, les désignent par des termes significatifs : humanité suprême, humanité des hauteurs (al-bashar al-'awâlî), l'humanité archangélique (anâs 'aqliyun), hommes de lumière (bashar nûrîyûn) etc. En leur nostalgie et extase d'amour (walayh wa hayamân), ces êtres de lumière entourent le Trône sublime, le Temple invisible qui est l'archétype des temples de tous les univers [4]. C'est à cette antériorité que font allusion de multiples hadîth provenant du Prophète ou des Imâms; l'idée en domine toute la cosmogonie et l'anthropologie de la gnose shî'ite.

Il y a, entre autres, un très long entretien du Ve Imâm, l'Imâm Mohammad al-Bâqir, avec son disciple Jâbir al-Jo'fî. Nous ne pouvons indiquer ici que quelques grands trait de ce somptueux hadîth [5]. L'affirmation initiale est l'affirmation constante : le Prophète et les Imâms ont été les premiers êtres créés, alors qu'il n'y avait ni Ciel ni Terre, ni lieu, ni nuit ni jour, ni soleil ni lune, ni Adam ni humanité terrestre. Les Quatorze Immaculés ont procédé comme Quatorze Lumières (Quatorze »Aiôns» de lumière) qui sont, par rapport à la lumière de leur Seigneur, comme les rayons du soleil par rapport au soleil. Il y a même ici comme une rémniscence de la visio smaragdina de l'Apocalypse : les Quatorze Lumières sont autour de la Présence ineffable comme autant de pavillons de couleur verte (»Et le Trône était envrionné d'un arc-en-ciel semblable à de l'émeraude» – Apocal. 4:3). A partir de ce plérôme des Quatorze Lumières, la genèse des mondes s'opère dans la succession suivante : le Lieu des lieux, le Trône cosmique, les Cieux et les Anges, l'Air et les génies, et enfin l'homme-Adam. A chacun des actes de la cosmogonie, reparaît d'une façon ou d'une autre, en caractères mystérieux, la triple Attestation (shahâdat), affirmant la Singularité divine (tawhîd), la mission prophétique (nobowwat) et la mission initiatique (walâyat), parce qu'à chacun de ces actes de la cosmogonie correspond une théophanie particulière du plérôme des Quatorze Lumières.

Les actes de la cosmogonie et de l'anthropogenèse sont clos par une intronisation solennelle des Quatorze Immaculés : »C'est à cause de vous que j'ai créé ce que j'ai créé. Vous êtes l'élite placée entre moi et ma création. Je me suis voilé par vous à mes créatures autres que vous. Je vous ai fait tels que c'est par vous que l'on se trouve en face de moi, et que c'est par vous que toute demande m'est adressée. Car toute chose va périssante hormis ma Face (cf. Qorân 55:26-27) et vous êtes, vous, ma Face. Vous ne périssez pas, vous, et ne périra pas quiconque vous choisit pour amis [6]».

Ce texte solennel et particulièrement typique de ce que l'on appelle hadîth qodsî, récit inspiré dans lequel Dieu parle (comme dans le Qorân lui-même) à la première personne, et dont la forme trouve son explication et sa justification dans l'ensemble de la gnoséologie prophétique (infra chap. VI). D'un texte de ce genre il ressort que les Quatorze Aiôns de lumière sont les Figures théophaniques primordiales, supports initiaux de l'idée même de la Téhophanie. Car »créer le monde» c'est pour le Dieu abyssal devenir connu, et c'est par ces Figures seules qu'il peut être connu, puisque, dans quelque direction que l'on se tourne, elles sont la Face divine que l'on rencontre. L'homme ne peut connaître Dieu que par ses Noms et Attributs, et ces Figures sont le support de ces Noms et de ces Attributs. D'où le nom de Hojjat (garant, preuve) qui leur est donné par excellence : les Quatorze Immaculés sont ceux qui »répondent pour» le Dieu que personne ne peut voir ni atteindre, et c'est pourquoi ils sont la Face divine impérissable. L'on verra plus loin que c'est là même le secret de l'»imâmocentrisme» de la spiritualité shî'ite (infra chap. VIII).

Ce hadîth est confirmé par beaucoup d'autres tels ceux recueillis par Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh [7], où Prophète et Imâm sont décrits comme deux Esprits primordiaux formant une seule et même Lumière, bi-unité exprimant la double »dimension» de la Haqîqat mohammadîya. Il en ressort que, prééternellement, la surhumanité du Logos mohammadien ou de la Lumière mohammadienne (Nûr mohammadî) préexiste à l'humanité adamique. La nature de cette surhumanité se précise encore lorsque Dieu veut créer Adam le terrestre, puisque le Créateur »pétrit» alors une portion de cette Lumière avec une portion de l'»argile» de 'Illîyûn (le plus haut degré des paradis), et cette substance de lumière est insérée dans la substance d'Adam. Elle est ainsi la »dimension» divine (jihat haqqîya, le lâhût) qui, dans l'être des prophètes, double la »dimension» humaine et créaturelle (jihat khalqîya, le nâsût) ; par la première, les prophètes reçoivent de Dieu; par la seconde ils communiquement aux hommes. Car cette substance de lumière introduite en Adam va se transmettre, de prophète en prophète, jusqu'à la période finale du cycle de la prophétie : à partir de 'Abdol-Mottalib, l'aïeul commun du prophète Mohammad et de l'Imâm 'Alî, cette substance de lumière se scinde en deux moitiés, lesquelles sont manifestées respectivement dans la personne du Prophète comme »Sceau de la prophétie» et dans la personne de l'Imâm comme »Sceau de la walâyat [8]».

Bien entendu, la transmission de cette Lumière ne ressortit pas à une physiologie de l'organisme physique. Elle doit être comprise à la manière de ce qui concerne la physiologie du »corps subtil». Elle indique allusivement la seule idée d'»incarnation» que la prophétologie islamique pouvait reconnaître. Elle est enfin la réminiscence précise en théologie islamique du thème du »Vrai Prophète», professé par la prophétologie chrétienne primitive, celle du judéo-christianisme ou de l'ébionisme (le »Vrai Prophète» se hâtant, de prophète en prophète, jusqu'au lieu de son repos, celui-ci étant, pour le christianisme, la personne de Jésus, tandis qu'il est, en Islam, la personne de Mohammad).Ces éléments étant éunis, on peut entrevoir quel est le secret confié en dépôt à l'homme-Adam, et comment l'inconscience qui permet à celui-ci d'accepter de s'en charger, l'amène aussi à le trahir. 

Les saints Imâms ont maintes fois répété, dans leurs leçons, que le secret dont le dépôt est ainsi proposé à la créature humaine, c'est leur walâyat [9], c'est-à-dire cette qualification qui fait d'eux les »Amis de Dieu» (Awlîyâ Allâh), les »gardiens de la cause divine» (al-amr al-ilâhî), investis de la mission qui double et complète la mission prophétique (nobowwat) et dont la fin est d'initier ceux qui les »choisissent pour amis et pour guides», au sens spirituel caché, au sens ésotérique des Révélations divines imparties aux prophètes. Les »prendre pour amis», c'est, de la part de leurs fidèles, leur vouer leur amour (leur walâyat ou leur mahabbat, les deux mots alternant fréquemment), en vouant ainsi cet amour à la Face divine qui en eux se montre aux hommes, et c'est cela même, nous le savons désormais, ce par quoi, sous la forme du shî'isme, l'Islam comme religion prophétique est religion d'amour. Ceux qui les »prennent pour amis» sont préservés de périr, car la Face divine est impérissable. C'est pourquoi l'attestation de cette walâyat, comme dévotion d'amour répondant, du côté du fidèle, à la dilection divine dont les DOuze Imâms sont l'objet, – cette attestation (shahâdat) est l'achèvement final et indispensable d'une triple Attestation : Attestation de l'Unique (le Super-être, l'Ineffable, l'Imprédicable), Attestation de la mission prophétique qui le révèle aux hommes (quant à Ses Noms, Ses Attributs, Ses Opérations), attestation de l'Imâmat par cette walâyat, dévotion d'amour constitutive de la foi même (imân), qui atteste que l'Imâm est le guide initiant au sens caché de ces Noms, de es Attributs, de ces Opérations.

C'est pourquoi tous les docteurs shî'ites s'accordent sur ce point : le tawhîd, l'Attestation de l'Unique, est envers l'Attestation de la mission prophétique dans le même rapport que celle-ci envers l'Attestation de l'Unique, est envers l'Attestation de la mission prophétique dans le même rapport que celle-ci envers l'Attestation de l'Imâmat des douze Imâms; autrement dit, la walâyat est dans le même rapport envers la nobowwat que celle-ci envers le tawhîd. Les trois phases de l'Attestation forment un tout indissociable. Le témoignage du fidèle, de la walâyat dont ils sont l'objet de la part de Dieu, ce témoignage clôt et scelle l'ensemble, à tel point que sans la walâyat, sans cette dévotion d'amour que le terme connote non seulement la foi est vaine, mais il n'est point de foi (îmân) au sens intégral du mot [10].

C'est cette triple shahâdat qui a été mystérieusement écrite, d'univers en univers, à chaque niveau des théophanies, car elle concerne le Principe et le double mouvement dont le Principe est à la fois le point d'origine et le point de retour : mouvement de la genèse qui en procède et mouvement du retour qui y reconduit, mabda' et ma'âd. Ce couple de termes exprime sous son aspect cosmique la même bi-unité dont d'autres exemples expriment l'aspect religieux : tanzîl et ta'wîl (descente de la Révélation et reconduction de la lettre révélée à son archétype par l'herméneutique spirituelle), nobowwat (mission prophétique) et imâmat. C'est pourquoi, à chaque niveau des théophanies, aux êtres qui peuplent l'univers correspondant à ce niveau théophanique, le même triple engagement (mithâq) a été demandé, jusqu'à ce que la descente des théophanies parvienne à l'homme terrestre [11].

Les docteur shî'ites sont en effet d'accord sur le sens de la scène du »Covenant» primordial décrite dans le verset qorânique 7:171, sur la portée de l'interrogation posée aux hommes dans le mystère de la métahistoire : »Ne suis-je pas votre Seigneur ?» (A-lasto bi-rabbi-kom ?). En même temps que le tawhîd, fut eo ipso proposé alors à toute la postérité d'Adam [12], l'engagement envers le message des prophètes à venir et envers l'imâmat de leurs Imâms [13]. Certes, bien que l'humanité ait alors répondu par un »oui», ses docteurs savent que ce »oui» ne fut pas prononcé par tous de la même manière. Mais il reste que dans l'humanité d'Adam, on l'a rappelé ci-dessus, avait été déposée la pure substance de lumière des messages prophétiques à venir. C'est précisément par cette pure substance de lumière que l'homme-Adam répond ce »oui». Elle est, en lui ce qui profère ce »oui» (et c'est ce que symbolise ce trait de la hiérohistoire, le Prophète disant à l'Imâm : »Moi et toi, nous fûmes les premiers à répondre oui»). Le fardeau redoutable devant lequel avaient tremblé les Cieux, la Terre et les montagnes, l'homme accepte de l'assumer (Qorân 33:72). Et ce à quoi il dit oui, c'est au secret même des théophanies, au mystère de la Face révélée de l'Inconnaissable, lequel ne peut se révéler qu'en s'occultant en des Figures qui le révèlent, et c'est là même ce qui nous le lien permanent entre l'imâmologie et l'ésotérique.

Là aussi se donne libre cours une herméneutique grandiose développant ce qui en spiritualité shî'ite correspondrait au thème De dignitate hominis de nos platoniciens de la Renaissance. Il fallait que l'homme fût un violent et un inconscient pour assumer le dépôt d'un secret aussi redoutable, et sous cet aspect les deux qualifications tournent à sa louange. Haydar Âmolî le dit : il y a là des secrets magnifiques, des thèmes d'une profondeur insondable. Aussi leura-t-il consacré tout un traité (Risâlat al-amâna), dont malheureusement nous n'avons pas pu retrouver jusqu'ici aucun manuscrit. Cependant nous pouvons y supplérer dans une certaine mesure, par tout ce que ce même verset qorânique (33:72) a inspiré aux commentateurs shî'ites.

Cette violence et cette ignorance dont témoigne l'homme en assumant le dépôt divin, quelles sont-elles ? Une courageuse violence que l'homme, typifié en Adam, se fait à soi-même : assumer le secret divin, c'est anihiler son propre moi devant l'Ipséité absolue; c'est décider d'ignorer tout ce qui est autre que Dieu, ignorer même qu'il y ait de l'autre que Dieu. A cette limite, le mystère de l'homme se résout dans le mystère de Dieu. Le secret de l'Attestation de l'Unique, c'est nier tout ce qui n'est pas Dieu, c'est savoir qu'il n'y a que Dieu à être (c'est ce que Haydar Âmolî appelel le tawhîd ontologique, par rapport auquel le tawhîd théologique n'est qu'une première phase, telle que, si l'on s'y immobilise, on risque de succomber au piège de l'idolâtrie métaphysique).

Quand une chose transgresse sa limite, elle se transforme en son contraire. Ainsi en fut-il de la violence et de l'ignorance en question : elles avaient été, en fait, une héroïque folie, une inconscience sublime, sans lesquelles l'homme-Adam n'aurait pu assumer les secrets de Dieu. Les deux qualifications sont donc bien ici à la louange de l'homme : Adam, par la concentration de son énergie spirituelle (sa himma), a soulevé le poids bien que ce poids fût au dessus de ses forces. Quelqu'un lui demanda (qui donc ? l'histoire symbolique ne le dit pas) : »Tu as préjugé de tes forces. Ne savais-tu pas que le fardeau est écrasant ?» Et Adam de répondre : »J'ignorais tout ce qui est autre que Dieu [14].» Il pouvait alors assumer le poids de l'ésotérique, le secret de ceux à qui il fut dit : »Vous êtes ma Face.»

De son côté, Qâzî Sa'îd Qommî dira que dans cet état, il en est de la connaissance humaine comme il en est des cercles spirituels, où, à la différence des cercles matériels, »c'est le centre qui entoure la périphérie.» L'intelligence comme centre, »englobe» toutes les lumières qui sont ses connaissances. D'où »la connaissance est un point unique dont seuls les ignorants font une multiplicité». Cette multiplicité éclôt avec l'autre, et c'est pourquoi Qâzî Sa'îd Qommî peut dire que c'est à cette ignorance que fait allusion le verset 33:72 [15].

Ainsi donc, aussi longtemps qu'Adam, l'homme, ignore qu'il y ait de l'autre que Dieu à être, il est capable de porter par la force de sa sublime ignorance, le poids des secrets divins : il est le »théophore». Vienne le moment où il ne suffit plus de Dieu, il cesse alors d'ignorer tout ce qui est autre que Dieu, et du même coup, pose cet autre. Les Figures théophaniques sont autres que Dieu; alors pourquoi lui faudrait-il leur médiation ? Et leur médiation devenant superflue, pourquoi n'aurait-il pas accès directement lui-même à l'ésotérique, sans l'intermédiaire d'un exotérique qui le manifeste et le révèle? Car du moment qu'il y a de l'autre, il est lui-même aussi cet autre; dès lors pourquoi aurait-il encore besoin d'un autre que lui-même ? La sublime ignorance se retourne et s'invertit dans un vertige d'orgueil devant lui-même, un vertige qui l'aveugle à toute reconnaissance de l'autre, et le pousse à s'approprier tout ce qui est de l'autre. C'est ce vertige que raconte symboliquement la hiérohistoire.

Le secret divin visé par le verset qorânique 33:72 était là walâyat des Imâms; nous en savons maintenant la raison – la raison pour laquelle cette walâyat était précisément l'arbre du paradis auquel il ne fallait pas toucher, l'arbre qu'il ne fallait pas profaner. Dans son commentaire de ce verset, l'Imâm Ja'far al-Sâdiq [16] indique que fut donnée à Adam la vision de la surhumanité divine des Quatorze Immaculés dans la Gloire flamboyante du Trône. Adam s'étonne : existe-t-il donc une humanit supérieure à la mienne, créée »dans le Ciel» antérieurement à lui ? Or, précisément la lumière de ces surhumains, de cette humanité »célestielle», c'était elle le dépôt qui lui était confié et dont il avait assumé le secet. Ceux-là au niveau de leur manifestation adamique, devaient être sa propre lignée. Mais c'est ce qui ne suffit plus à l'homme-Adam. Ce dépôt à lui confié il veut s'en emparer pour lui-même. Il succombe à un vestige d'ambition, transgresse sa propre limite en voulant atteindre lui-même, d'ores et déjà, au rang qui ne pouvait être manifesté qu'au terme de sa lignée, avec celui qui serait le »Sceau de la walâyat».

Cela, c'était toucher à l'»arbre interdit», violer la »discipline de l'arcane». L'arbre symbolise à la fois la walâyat des Imâms auxquels l'homme-Adam prétend se substituer, et la science des Imâms, la science de cette humanité de lumière (bashar nûrîyûn), à laquelle l'homme-Adam veut prématurément atteindre, alors qu'il n'a ni la force ni la capacité de la porter. »C'est un violent et un ignorant», dit le verset 33:72. Comme l'explique Qâzî Sa'îd Qommî avec une remarquable profondeur, le sujet connaissant et les objets de sa connaissance (les cognoscibles) sont forcément à égalité de niveau. Les cognoscibles sont actualisés par le sujet connaissant, de même que la nourriture devient une partie du sujet qui s'en nourrit. Or, en touchant à l'arbre de la Connaissance qui lui était interdit, en »mangeant» son fruit, ses »cognoscibles», Adam eo ipso obligeait ceux-ci à »descendre»; et c'était cela même, pour lui, eo ipso, »descendre du paradis [17]».

Ce qu'il y a de remarquable dans cette conception, c'est le lien ainsi établi entre la transgression d'Adam, de l'homme, et la transgression de l'ésotérique. La gnose shî'ite, comme ésotérique de la Révélation prophétique, rejetée et persécutée par tous »les violents et les ignorants», ne pouvait qu'être attentive, comme elle le fut, au sens de cette transgression, laquelle est en fait une régression qui dégrade la connaissance, réduisant celle-ci à un niveau inférieur, lui interdisant la perception des symboles. Plus de hiérognose communiquant avec les univers au-delà; plus de perception des choses spirituelles suprasensibles. En rejetant le poids des secrets divins tout d'abord assumés, en trahissant le dépôt qui lui avait été confié, l'homme est devenu un agnostique. C'est en ce sens que l'on peut dire que le verset 33:72 lie l'un à l'autre le mystère de Dieu et le mystère de l'homme.

Non moins remarquable est la consonance entre l'herméneutique ismaélienne et l'herméneutique shî'ite duodécimaine de la faute d'Adam. Pour l'une et l'autre il s'agit bien non pas d'un drame de la chair mais du drame de la connaissance humaine. Selon la hiérohistoire ismaélienne [18], Adam avait été constitué comme prophète et Imâm du début de notre présent »cycle d'occultation» (dawr al-satr), dont les conditions diffèrent totalement de celles du cycle d'épiphanie (dawr al-kashf) qui lui précéda. Les lois de la connaissance sont autres; l'homme ne peut avoir la perception des choses spirituelles que par la connaissance approfondie des correspondances. Mais la connaissance analogique, la perception des symboles, suppose la bipolarité de l a shari'at et de la haqîqat, de la lettre positive et de la vérité spirituelle ou gnose, de l'exotérique et de l'ésotérique. Or ce que, sur la question d'Iblîs, Adam veut atteindre, c'est une connaissance qui est hors de sa mesure : il prétend à la perception directe de l'ésotérique, de la réalité spirituelle cachée, en la dépouillant de l'enveloppe exotérique à travers laquelle elle transparaît et qui la signifie (certains théologiens à la mode de nos jours parlent de »démystification» et de »démythologisation», sans bien se rendre compte de ce qu'ils font). Adam veut ainsi s'emparer par la violence d'une connaissance qui est essentiellement science de la Résurrection, et qu'il appartient au dernier Imâm du cycle (le Qâ'im) de révéler aux hommes. Cette connaissance lui échappant parce qu'elle excède sa capacité, Adam ne se trouve que devant sa propre nudité, c'est-à-dire sa propre ténèbre intérieure, sa propre ignorance. En voulant »dénuder» l'ésotérique, ce qu'en fait Adam met à nu, c'est être dépouillé du vêtement de la Parole divine qui, à la façon d'une robe de lumière, dissipait en lui toutes ténèbres. Que reste-t-il alors ? Le ressouvenir des symboles perdus, et c'est cela, pour l'homme, couvrir sa nudité des »feuilles du jardin»...

On comprend donc que le sens intérieur des versets qorâniques prescrivant la fidélité au dépôt confié, l'ésotérisme shî'ite, avec Haydar Âmolî, entende l'impératif auquel est liée sa propre existence : »Ô vous qui êtes des fidèles, ne trahissez pas Dieu et son Envoyé, en trahissant les dépôts qui vous ont été confiés, puisque vous êtes de ceux qui savent» (8:27). Ce dépôt confié, il nous a été montré quel il était, et maintenant, nous pouvons comprendre qu'il y a deux manières de le trahir, lesquelles aboutissant l'une et l'autre au même résultat.

On peut le trahir en voulant s'en emparer par la violence, en le dépouillant de l'enveloppe qui en conditionne la transparence, en renonçant à la »discipline de l'arcane». Ce faisant, on le live aux inaptes qui, ne pouvant le comprendre, ne peuvent que le violenter et le dénaturer. Ils confondent, par exemple, ce qui est résurrection spirituelle et ce qui est insurrection sociale; la finalité de leur effort n'atteint même plus à la limite ou à l'idée de la nouvelle naissance, naissance spirituelle (wilâdat rûhanîya) impose son sens.

Mais on peut aussi trahir le dépôt confié en le niant purement et simplement, et cette négation est remarquablement facilitée par la première forme de trahison, puisque par celle-ci l'ésotérique a d'ores et déjà cessé d'être ce qu'il était, et que son contenu a été dénaturé. Le rejet pur et simple, ce sont toutes les formes d'agnosticisme, depuis le pieux agnosticisme des docteurs de la Loi et de leurs successeurs sociaux, jusqu'au positivisme des technocrates. Les premiers dégradent la connaissance des choses spirituelles au niveau de la connaissance des choses naturelles ou sociales, les seconds ignorent toute science spirituelle. L'accord avec le rejet de tout ce que connote l'ésotérique, la dégradation radicale de l'exotérique lui-même (le zâhir), car il ne peut y avoir de sharî'at à l'état vrai en l'absence de gnose ('irfan et haqîqat), et il est absurde de parler d'un soufisme »orthodoxe» comme d'un soufisme qui serait sans gnose. Livré à lui-même, l'exotérique (le sensible, le manifeste), cessant de symboliser avec l'invisible, avec le suprasensible, n'est plus que nature morte, écorce désséchée, chrysalide dérisoire. La sharî'at, telle que la comprend la religion légalitaire et sociale, et la Nature telle qu'elle la questionne et l'exploite la science technocratique, ne sont que deux aspects de la même déchéance. Laïcisation et socialisation du spirituel vont de pair avec la volonté de puissance d'une science utilitaire et agnostique. C'est pourquoi le péril extérieur venant de la »technique» de l'Occident n'est un péril pour l'Islâm shî'ite traditionnel, que dans la mesure où il aurait rejeté, trahi »le dépôt divin assumé par l'homme».

D'autant plus lourd est ce dépôt que l'homme-Adam le porte désormais par sa nostalgie et son repentir, c'est-à-dire après l'avoir retrouvé au terme d'une longue quête. Il y a parmi les entretiens de l'Imâm Ja'far un magnifique récit symbolique dont le motif offre une frappante réminiscence du célèbre Chant de la perle du livre gnostique des »Actes de Thomas» et qui nous fournit peut-être ainsi la clef du symbolisme de la »perle» et de la »quête de la perle» (nous en trouverons une autre réminiscence dans le »Réit de l'exil occidental» de Sohrawardî, infra livre II). L'Imâm demande à un disciple : »Sais-tu ce qu'est la Pierre Noire ? (la Pierre encastrée dans l'un des angles du temple de la Ka'ba à La Mekke)». Et l'Imâm d'apprendre à son disciple que la Pierre Noire avait été un ange donné comme compagnon à Adam dans le paradis, pour lui rappeler sa promesse (son engagement, le mithâq). Mieux dit encore : elle était l'ange qui au centre de l'être d'Adam, avait reçu la charge du »dépôt confié», car c'est dans le malakût, le monde angélique de l'âme, c'est-à-dire dans l'ésotérique du monde visible, que s'accomplissent les scènes évouées par les versets corâniqeus du »Covenant» (7:171) et du »dépôt confié» (33:72). Lorsque du fait de son repentir, Dieu revint à Adam, il changea cet Ange en une »perle blanche» que du paradis il projeta vers Adam »descendant» sur la route de l'exil. Mais Adam ne la reconnut pas tout d'abord et ne vit qu'une pierre quelconque. Il fallut que par son repentir il desquame cette perle de son revêtement, pour que la perle, en reprenant sa forme première, lui parle, lui rappelle son engagement et réveille en lui le souvenir de sa patrie de lumière. Alors Adam pleura. Et de nouveau l'ange est caché et disparaît sous l'apparence d'un minéral très précieux, qu'Adam transporte sur son épaule tout au long de l'itinéraire qui le conduit de Ceylan à la Mekke. Lorsqu'il est fatigué, l'ange Gabriel qui l'accompagne, l'en décharge pour le porter à son tour. C'est ainsi que l'»ange d'Adam», l'ésotérique d'Adam, est venu en ce monde. Et la Pierre Noire fut placée à l'un des angles du Temple qui est au centre du monde, puisque l'ange est au centre de l'être Adam [19].

Ce dépôt confié, l'ange caché en Adam, c'est cela le poids des secrets divins qu'Adam, après avoir retrouvé la perle de la gnose, porte avec lui. Si lourd en est le poids qu'il faut que Gabriel, l'ange de la Connaissance et de la Révélation, l'aide à le porter.

Aussi bien, les Imâms du shî'isme ont répété l'un après l'autre la sentence que nous connaissons déjà : »Notre cause est difficile, lourde à assumer; seul en est capable un Ange du plus haut rang, ou un prophète envoyé, ou un croyant dont Dieu a éprouvé le coeur pour la foi.» On verra plus loin (chap. V) que cette déclaration des Imâms prélude à tout leur enseignement ésotérique. Ces croyants éprouvés, ce sont ceux des shî'ites dont le »oui», l'acquiescement lors de la scène prééternelle du »Covenant» fut sans réticence, ceux qui »furent créés d'un rayon de la lumière des Quatorze Immaculés». Aussi bien l'Imâm Ja'far y fait-il encore allusion dans le grand hadîth que nous avons cité tout au long ici, précédemment (supra p. 52) : »Notre cause est difficile, disait l'Imâm. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des coeurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. C'est qu'en effet Dieu a d'ores et déjà reçu l'engagement de nos shî'ites [...]. Ô mon Dieu ! Fais qu'ils vivent de notre vie, fais qu'ils meurent de notre mort. Ne laisse pas l'ennemi prévaloir sur eux, car si tu laisses l'ennemi prévaloir sur eux, il n'y aura plus personne pour t'adorer en ce monde. [20]»

Ceux-là, ce sont les témoins qui assument le shî'isme intégral et perpétuent la transmission de la gnose en ce monde (la silsilat al-'irfân); e sont ceux qui peuvent porter le poids du dépôt confié, assumer la cause des Imâms, parce qu'ils sont les croyants »dont Dieu a éprouvé le coeur par la foi», et c'est pourquoi il n'y eut jamais qu'une poignée de vrais fidèles autour des Imâms... Ce sont ceux auxquels nous entendons le Ier Imâm faire allusion déjà au cours d'un entretien avec son disciple Komayl.

 

___

Notes :

[1] Comme le mystère de la »Croix de Lumière», Actes de Jean, chap. 98 ss. Idée des métamorphoses du Logos, formumée déjà chez Philon, et qui revient fréquement dans les écits d'Origène, montrant le Sauveur homme pour les hommes, Ange pour les Anges, cf. Joseph Barbel, Christos Angelos (Theophaneia, 3), Bonn 1941, p. 292, n°457, 465, 469. C'est encore l'idée que formule un texte gnostique comme l'Évangile selon Philippe (éd. et trad. Jacques E. Ménard, Paris 1967) sentence 26 Cf. notre étude Épiphanie divine et naissance spirituelle dans la gnose ismaélienne (Eranos-Jahrbuch, XXXIII), 1955, le chapitre I, »Métamorphoses des visions théophaniques».

[2] Même si ce prône ne fut pas prononcé en réalité par le Ier Imâm à Kûfa, il le fut à un moment donné, par un Imâm éternel, dans la conscience shî'ite, et c'est cela qui phénoménologiquement importe. En fait, ce prône récapitule de nombreuses affirmations éparses dans les hadiths tenus pour les plus authentiques et un penseur aussi exigeant que Qâzî Sa'îd Qommî tenait pour l'authenticité de ce prône qu'il a lui-même commenté. Il semble d'ailleurs identique avec la Khotbat al-iftikhar (Dhari'at, vol. III, n°984), laquelle est déjà mentionnée par Ibn Shahr-Ashûb, et on en signale un commentaire par Hasan Sabbâh, le fondateur d'Alamût (ob. 518/1124, cf. Kalâmi Pir, éd. W. Ivanow, pp. 79-81 du texte persan). La Khotbat al-Bayân fait partie d'un certain nombre de prônes où s'affirme le plus vigoureusement la gnose shî'ite : la Khotbat al-tatanjiya (»Le prône entre les deux golfes», tatanj = khalij) a été admirablement commenté par Sayyed Kâzem Reshtî. Nous y reviendrons ailleurs.

[3] Cf. Trilogie ismaélienne, index, s. v. Traiter ce thème de l'Anthropos dans la gnose imâmite comme dans la gnose ismaélienne demanderait tout un livre, car il domine toute leur »adamologie».

[4] Cf. Qâzî Sa'îd Qommî dans son grand commentaire du hadîth cité supra p. 80, n. 54. L'auteur a développé ici son commentaire en un vaste traité du sens ésotérique des cinq grandes pratiques religieuses (asrâr al-'ibâdât). Nous nous référons ici au chapitre IV du Kitâb Asrâr al-Hajj (Livre des sens ésotériques du pèlerinage), fol. 182 (ms. pers.)

[5] Ce hadîth provient du Riyâz al-Jannân de Fazlollâh Mahmûd Fârsî (supra, p. 52, n. 23); il est confirmé par d'autres hadîths de Sadûq Ibn Babûeyh (infra, p. 100, n. 69).

[6] Cité in Tafsîr Mir'at al-anwâr, pp. 28-29.

[7] Hadîth recueillis dans le Kitâb al-Mir'âj de Saduq Ibn Bâbuyeh, cités in Tafsîr Mir'at al-anwâr, p. 30.

[8] Tafsîr, pp. 25 et 29 ; Qâzî Sa'îd Qommî, 136b; Haydar Âmolî, op. cit., index des hadîth et des index des termes techniques s. v. nûr. On rappelle que 'Abdol-Mottalib fut le père de 'Abdollah, père du Prophète, et de Abû-Tâlib, père de l'Imâm 'Alî.

[9] Cf. les hadîth des Imâms rassemblés en commentaire du verset 33:72 in Kitâb al-Borhân fî tafsîr al-Qorân de Hâshim b. Solayman al-Hosayn al-Bahrânî (ob. 1107 ou 1109 h.), Téhéran 1375 (1956), vol. III, pp. 340 ss.

[10] Cf. Tafsîr Mir'at al-anwâr, pp. 19 et 25 ss. (chap IV : que la walâyat fut présentée aux hommes en même temps que le tawhîd).

[11]Cf. Qâzî Sa'îd Qommî, le Kitâb asrâr al-Hajj (supra p. 98, n. 66), le chapitre V, lequel débute par un long hadîth du VIe Imâm concernant le secret de la Pierre Noire (cf. notre étude sur La Configuration du Temple de la Ka'ba comme secret de la vie spirituelle, in Eranos-Jahrbuch XXXIV, pp. 129 ss.) »Ce qui me vient à l'esprit, écrit Qâzî Sa'îd, pour expliquer ce mystérieux récit, c'est que le mieux à dire est que la réception de l'engagement (mithâq) a eu lieu en plusieurs demeures ou niveaux successifs, en fonction de la descente de la chose des Cieux supérieurs aux Cieux inférieurs», fol. 183. Le Tafsîr Mir'at al-anwâr dégage le même enseignement d'un long hadîth du Ve Imâm, où il est dit entre autres : »Ensuite Il créa les anges, puis Il se montra à eux et reçut d'eux le mithâq envers lui-même quant à la robûbîyat, envers Mohammad quant à la nobowwat, envers 'Alî quant à la walâyat» p. 29. Il y eut donc un mithâq antérieur à celui qui fut demandé à l'Adam ancêtre des adamiques terrestres (7:171). D'autres part il y aura encore occasion de relever que la prosternation des Anges devant Adam (2:28) ne concernerait que les malâ'ika inférieurs, non pas les quatre Anges supports du Trône ('arsh), ni ceux qui sont appelés al-'âlûna (les Sublimes) et qui sont les Voiles, les Lumières de la Haqîqat mohammadiya dont est constitué le Trône (parce que c'est devant ces Lumières brillant en Adam que les malâ'ika précisément s'inclinèrent), nies Karûbîyûn (Chérubins) qui sont appelés les »anges des Voiles». Cf. Shaykh Ahmad Ahsâ'î, commentaire de la Ziyârat al-jâmi'a (supra n. 48), p. 117. L'adamologie imâmite comme l'adamologie ismaélienne connaît un Adam à plusieurs niveaux (Adam al-akbar, Adam le majeur, l'Adam cosmique, Adam al-asghar, Adam le mineur, le petit Adam etc.)

[12] Il faut faire état ici de l'une des plus fortes pages de Mollâ Sadrâ venant en commentaire du verset qorânique 7:171, dans son grand commentaire de Kolaynî, Sharh al-osûl mina'l-Kâfî, Téhéran s. d. p. 321. Sadrâ réfère aux différents niveaux de manifestation des âmes (au niveau du monde des Intelligences, du Malakût, du mundus imaginalis ou barzakh, enfin du monde physique). Il réfère à la doctrine de la préexistence des âmes chez Platon et il en constate la parfaite concordance avec le verset 7:171. Cependant, il estime qu'il ne faut pas simplement parler de préexistence; il faut tenir compte de ce que »là-bas» les âmes ont un autre mode d'être et de manifestation. Les zohûr dont parle le verset, les »lombes» qui contenaient les fils d'Adam, c'étaient précisément les Intelligences, les 'oqûl comme étant leurs »pères», lors de leur préexistence au niveau du monde de l'Intelligence. Nous reviendrons sur cette herméneutique dans le contexte d'un ouvrage spécialement consacré à Mollâ Sadrâ Shîrâzî. Observons simplement ici que cet accord du platonisme et du shî'isme sur la préexistence des âmes n'est pas inauguré par Mollâ Sadrâ. Sept siècles plus tôt déjà Ibn Bâbûyeh dans son Kitâb al-I'tiqâdât (symbole de foi), ouvrage fondamental pour la pensée shî'ite professait la doctrine de la préexistence en termes dont la résonance platonicienne est frappante.

[13] Sur l'implicaton de la reconnaissance de la walâyat des Imâms dans le »oui» (balâ) donné en réponse, le »jour du Covenant» (mîthâq) à la question »A-lasto ?» cf. particulièrement le Tafsîr Mir'at al-anwâr, Moqadamat I, Maqâlat II, 4e fasl., pp. 25

[14] Cf. Mollâ Fathollâh, Minhaj al-Sâdiqîn (grand commentaire du Qorân en persan, en 3 vol. in-fol.), Téhéran 1309 h., vol. II, ad 33:72.

[15] Cf. Qâzî Sa'îd Qommî, Comment. du Tawhîd d'Ibn Babûyeh, chap. II, 35e hadîth, 4e matlab, fol. 137, qui se réfère ici à la Théologie dite d'Aristote. De son côté Haydar Âmolî a également commenté longuement ce verset; l'ignorance de l'autre est le fondement du tawhîd ontologique. Le secret du dépôt confié à Adam était la walâyat des Imâms, et Adam en étant venu à trahir ce dépôt, la déclaration du VIe Imâm prend alors une portée allusive extraordinaire : »Notre cause est lourde, difficile; seuls peuvent l'assumer un ange du plus haut rang, un prophète envoyé ou un croyant dont Dieu a éprouvé le coeur par la foi.»

[16] Cf. le Kitâb al-Borhân (supra p. 101, n. 71), vol. III, pp. 340-342.

[17] Qâzî Sa'îd Qommî, Kitâb asrâr al-Hajj (supra p. 98, n. 66) chap. VII, fol. 186.

[18] Voir note Herméneutique spirituelle comparée (citée supra p. 27, n. 4) où sont étudiés les chapitres que Qâzî No'mân, dans son Asâs al-ta'wil consacre à Adam et à Noé. Il est frappant de constater la convergence e l'herméneutque spirituelle du cas d'Adam et du cas de Noé avec l'herméneutique spirituelle de Swedenborg dans ses Arcana caelestia (les références détaillées sont données dans l'étude citée). Cf. aussi notre Histoire de la philosophie islamique I, pp. 60 ss. 124 ss. ainsi que notre étude Épiphanie divine... (citée supra p. 95, n. 63), pp. 162 ss.

[19] Pour le »secret de la Pierre Noire» tel que l'expose un long hadîth de l'Imâm Ja'far al-Sâdiq, commenté par Qâzî Sa'îd Qommî cf. notre étude sur La Configuration du Temple de la Ka'ba (citée supra p. 102, n. 73), pp. 130 ss.

 [20] C'est le long hadîth déjà cité ci-dessus et auquel réfère supra la note 23 de la page 52.


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