Le combat spirituel du shî'isme selon Henry Corbin (m. 1978) : I. – Situation des spirituels shî'ites
Le combat spirituel du shî'isme selon Henry Corbin (m. 1978) :
بسم الله الرحمٰن الرحيم
اللهم صل على محمد وآل محمد
Chapitre III
Le combat spirituel du shî'isme
I. – Situation des spirituels shî'ites
Comme s'il était un signe de contradiction pour ce monde, le shî'isme des Douze Imâms fut l'objet de haines atroces qui rarement désarmèrent. Elles se manifestèrent contre la personne du Ier Imâm aussi bien que dans le destin tragique de ses onze descendants. Mais les Imâms ont averti eux-mêmes leurs disciples que leur cause était difficile et que, pour la soutenir, il fallait « des cœurs éprouvés pour la foi ». Comme me le disait un éminent shaykh : « N'oubliez jamais qu'il n'y a eu qu'une poignée de fidèles autour de nos Imâms, et qu'il en sera ainsi jusqu'à la fin des temps. » Parce que le shî'isme assume devant le monde, essentiellement et intégralement, la réalité spirituelle du message prophétique de l'Islam, il ne pouvait pactiser avec les ambitions et les desseins de ce monde. Nous n'avons pas à faire ici d'histoire politique, mais à indiquer seulement pourquoi au cours des siècles (disons depuis l'entrée des Turks Seljoukides à Baghdad, en 1055, mettant fin à l'influence de la dynastie shî'ite persane des Bûyides), tant de traces shî'ites se perdent, parce qu'en fait les shî'ites observent, dans la clandestinité, une rigoureuse « discipline de l'arcane ». Aussi hésite-t-on parfois sur l'appartenance shî'ite d'un auteur, tout en lisant entre les lignes l'aveu qu'il ne peut faire explicitement.
Un traité en persan du VIIe/XIIIe siècle (le nom de l'auteur reste incertain) laisse éclater ainsi son indignation : « Si quelqu'un demande, écrit notre auteur, pourquoi la science des foqahâ sunnites est si largement répandue dans le monde, alors qu'il n'en va pas de même pour la science des saints Imâms (Ahl-e Bayt-e Rasûl, les « membres de la maison du Prophète »), il faut répondre : la raison en est que, lorsque Mo'awîya (le premier des Omayyades) se fut emparé du pouvoir sur la communauté islamique, il donna libre cours à sa haine contre l'Émir des croyants (le Ier Imâm, 'Alî ibn Abî-Tâlib); il écrivit des lettres à tous ses préfets, leur ordonnant de mettre à mort quiconque se réclamerait de la religion d'Alî... On alla jusqu'à maudire 'Alî du haut des chaires des mosquées... La même haine s'acharna sur les descendants de l'Imâm, si bien qu'il leur était difficile de faire connaître leur science et d'avoir des élèves. On raconte que Sofyân Thawrî était venu chez l'Imâm Ja'far al-Sâdiq (le VIe Imâm), l'Imâm lui dit : Ô Sofyân, tu es un homme que recherche [la police abbasside]; le sultan a l'oeil sur toi. Pars en hâte ! mais e n'est pas nous qui te chassons. Et lorsque Abû Hanîfa (le chef du rite hanéfite dans le sunnisme) devait citer l'Émir des Croyants au cours de ses leçons, il se contentait de le mentionner en ces termes : le shaykh a dit ceci [1]... Les choses n'allèrent pas mieux lorsque le règne des Omayyades eut prit fin et que les Abbassides furent venus au pouvoir (132/750). Les Imâms durent rester confinés chez eux, observant la taqîyeh (la « discrétion » ou « discipline de l'arcane »). Personne ne pouvait librement aller les aider, recueillir en toute liberté auprès d'eux une riwâyat (transmission d'une tradition)... En revanche toutes les facilités étaient données aux foqahâ hostiles aux Imâms. Leur haine et leur ignorance leur valaient tous les honneurs; chacun disposait d'une province (wilâyat) où il pouvait à son aise propager sa science. Tout cela est de notoriété publique. Que le sage y réfléchisse. Si malgré tout cela, l'on trouve répandu un peu partout aujourd'hui quelque chose de la science des Imâms, c'est bien la preuve que Dieu est le garant de la religion de son Envoyé, du groupe de nos Imâms et de leur science [2] ! »
Ce sombre tableau nous suggère en raccourci ce qu'eurent à supporter les shî'ites de la part de l'« orthodoxie » du pouvoir. Les derniers Imâms (Xe et XIe Imâms) vécurent pratiquement en captivité dans le camp de Samarra (à quelque cent kilomètres au nord de Baghdad), et quittèrent ce monde alors qu'ils étaient encore en pleine jeunesse. Pourtant ils eurent, eux aussi, des disciples sans peur auxquels ils transmirent leur enseignement (cf. la grande encyclopédie de Majlisî signalée précédemment). Aussi bien la réflexion finale de notre anonyme du XIIIe siècle atteste-t-elle de cette desperatio fiducatius (confiante désespérance) qui est au fond de l'éthos shî'ite. Il écrit lui-même en un siècle où paraissent, en pleine tourmente mongole, les grandes figures du philosophe-théologien shî'ite Nasîroddîn Tûsî et d'un maître du soufisme shî'ite comme Sa'oddîn Hamûeyh. Au siècle suivant surgiront l'oeuvre de Haydar Âmolî et celle de Rajab Borsî; plus tard encore, au siècle qui précédera l'avènement des Safavides, l’œuvre d'Ibn Abî Jomhûr à laquelle nous nous sommes déjà référé. Tout cela prouverait, s'il le fallait, qu'ici encore « le sang des martyrs est la semence des croyants ». C'est pourquoi lorsque nous parlons du « combat spirituel du shî'isme », ce n'est pas tellement de cette lutte ouverte qu'il s'agit, où chacun reconnaît facilement les siens. Il s'agit de quelque chose de plus subtil, d'un combat contre une menace intérieure et contre un péril plus difficilement reconnaissable, parce que cette menace et ce péril, nous venons de l'indiquer dans les pages précédentes, se forment au moment même où les apparences extérieures sont celles du succès.
A juger des choses en surface, on n'attendrait point qu'un péril pût éclore d'un succès aussi éclatant que l'avènement des Safavides en Iran. Sans doute ce péril n'éclot pas avec Shâh Esmâ'il, lui-même un soufi, entouré de compagnons soufis, et qui, jeune héros de quinze ans, eut l'audace, en la grande mosquée de Tabrîz où il venait d'entrer victorieusement, de célébrer la prière au nom des saints Imâms malgré l'hostilité d'une population sunnite [3]. Il y avait alors de nombreux liens entre la famille safavide et la famille ni'matollahie, issue de Shâh Ni'matollah Walî Kermânî, un des plus grands maîtres du soufisme shî'ite (ob. 834/1431) de la période précédente [4]. Mais les choses changèrent profondément avec le règne de Shâh 'Abbâs le Grand (1587-1628). Ce n'est point l'histoire de ce règne qui nous concerne ici, mais la situation des spirituels et sur cette situation les confidences personnelles d'un Mollâ Sadrâ Shîrazî dans ses livres aussi bien que l'intention qui dicta plusieurs de ses livres, nous édifient suffisamment (cf. infra livre V).
La Renaissance safavide a été marquée par un essor alors unique dans le monde de l'Islam, par l'éclosion de plusieurs écoles de penseurs dont l'influence se fait sentir jusqu’à nos jours, et dont les chefs de file furent Mîr Dâmâd, Sadrâ Shîrâzî, Mohsen Fayz, Rajab 'Alî Tabrîzî et nombre d'autres, avec leurs élèves et les élèves de leurs élèves. Ce n'est point dire, pour autant, que leur situation fut absolument confortable. Si Mollâ Sadrâ dut vivre pendant une dizaine d'années dans la retraite, en une bourgade cachée dans le secret d'une vallée non loin de Qomm, il nous en dit lui-même la raison : l'hostilité des foqahâ, leur attitude fermée à tout ce qui s'appelle hikmat et 'irfân. On est alors le témoin de ce paradoxe que nous essayions de situer, il y a quelques pages : la gnose shî'ite qui avait traversé victorieusement plusieurs siècles de persécution et de clandestinité, se trouvait, avec le succès temporel du shî'isme, devant un nouveau genre d'épreuve à affronter. Les choses suivirent le cours qu'il faut attendre de la condition humaine. A côté de l'essor unique de la pensée des hokamâ, nous constatons la formation et l'emprise croissante d'une orthodoxie légalitaire, de plus en plus exclusivement vouée aux questions pratiques de droit canonique, de jurisprudence, et de casuistique, méfiante à l'égard de tout ce qui est philosophie, théosophie, mystique. Il est difficile de parler de cléricalisme là où il n'y a pas d'Église; mais les foqahâ et les akhûnd ont si bien suppléé parfois à cette absence, que les conséquences s'en sont fait sentir jusqu'à nos jours.
Ce ne sont pas seulement les pages de Mollâ Sadrâ qui nous en informent : l'incompréhension à laquelle s'est heurtée plus tard l'école shaykhie en est un autre exemple (cf. infra livre VI). Je puis dire qu'aujourd'hui même en Iran, cette prépondérance du fiqh et des foqahâ est un sujet de conversations fréquentes et discrètes entre hokamâ et 'orafâ. Comment en est-on arrivé là ? Comment le fiqh, le droit canonique, s'est-il fait à ce point envahissant ? Certes, le fiqh fait partie de la formation de tout théologien-philosophie, mais la situation pénible a pour origine ceux des foqahâ qui prétendent limiter au fiqh toute la science théologique. Ils mutilent ainsi l'enseignement même des saints Imâms, et interdisent au shî'isme de faire connaître son message spirituel. Or la perpétuation et la transmission de ce message spirituel des Imâms sont indépendantes de la question de savoir si telle ou telle société islamique rejettera ou acceptera, pour « s'adapter au monde moderne », l'introduction du code civil. Aussi, est-ce en limitant la science islamique à la fiqh que l'on se condamne aux situations sans issue.
Sans doute est-ce un phénomène socio-religieux bien connu par ailleurs. Le refus de tout ce qui est « gnose » est inspiré par un rationalisme dogmatique sous lequel se dissimule un agnosticisme conscient ou non, et c'est ce refus qui suscite la situation caractérisée précédemment ici comme une situation où le shî'isme doit en quelque sorte se cacher à lui-même, c'est-à-dire où la gnose shî'ite, pour préserver son intégralité, doit en quelque sorte se cacher au shî'isme officiel. Or la conscience que dès l'origine, le shî'isme eut de lui-même, fut la conscience d'être l'ésotérique du messsage prophétique (bâtin al-nobowwat), et il fut selon la pathétique formule de l'Imâm Ja'far, la religion des « expatriés » (ghorabâ) d'entre la communauté de Mohammad. Que par le fait du triomphe temporel, il soit advenu quelque chose comme un shî'isme officiel expatriant les expatriés de l'Imâm, c'est bien là ce qui donne son sens au « combat spirituel du shî'isme ». Il appartient au shî'isme de vaincre dans ce combat [...]. Car la période « triomphale » est déjà passée, et seuls ceux qui comprendront l'appel de l'Imâm, seront à même de faire face aux problèmes vertigineux soulevés en Islam shî'ite, comme ailleurs, par l'impact de l'Occident. Et après tout, cette situation n'est pas seulement celle de l'Islam traditionnel devant le monde dit moderne : elle est celle, devant ce même monde, de toute la fraction de l'humanité capable encore de pressentir le destin spirituel et surnaturel de l'homme.
Pour mener ce combat, l'Islam iranien n'a jamais manqué de chevaliers, de génération en génération, jusqu'à nos jours. Nous disions plus haut que les spirituels shî'ites avaient eu à faire face à un « double front ». L’œuvre de Haydar Âmolî nous montre que l'un de ces fronts lui-même fut un double front, en raison de l'équivoque pesant sur le soufisme, selon qu'on le considère comme un témoin du shî'isme in partibus sunnitarum, ou comme un transfuge oublieux de ses origines. Pour le comprendre, insistons de nouveau sur ce type de spirituels shî'ites qui parlent une langue technique non différente de celle des soufis, et qui professent une théosophie où maints soufis non shî'ites peuvent aisément retrouver leur chemin. Ils ont, eux aussi, des songes, des expériences visionnaires. Et cependant, ils n'appartiennent pas au soufisme.
Telle est précisément la situation qui d'une part amena Mollâ Sadrâ à faire front contre les foqahâ ignorantins, et qui d'autre part, le conduisit à écrire un traité contre certains soufis de son temps [5], dont le pieux agnosticisme professait le mépris des livres, le rejet de la méditation philosophique comme exercice spirituel, et qui finalement aboutissait à un libertinisme spirituel inverse de l'attitude des foqahâ, en ce sens que ce libertinisme professait volontiers un bâtin sans zâhir. Les raisons pour lesquelles des théosophes mystiques comme les maîtres de l'école shaykhie critiquent, à leur tour, le soufisme, visent avant tout, outre une doctrine se méprenant sur le sens de l'univocité de l'être (wahdat al-wojûd), l'organisation et les pratiques congrégationnelles du soufisme (tarîqat), le shî'isme étant déjà, comme tel dans son essence intégrale, la « tarîqat » par excellence; la critique vise le rôle assumé par la personne du shaykh dans le soufisme (que l'on pense au guru dans l'Inde), parce qu'il apparaît au spirituel imâmite que ce rôle usurpe celui du seul maître spirituel que doive reconnaître et suivre l'adepte shî'ite, à savoir le guide personnel « invisible aux sens mais présent au cœur », qui est l'Imâm caché. La conviction générale de ces maîtres est celle qu'énonçait déjà Haydar Âmolî, et c'est qu'en sa lointaine origine le soufisme a pris naissance en Islam par le shî'isme, mais qu'en se séparant des Imâms du shî'isme, le soufisme s'est dénaturé.
Tout se passe en effet comme si le soufisme sunnite avait transféré le contenu de l'imâmologie sur la personne du seul Prophète, en éliminant tout ce qui ne s'accordait pas avec le sentiment sunnite. L'idée soufie du pôle mystique, le Qotb, n'est autre que celle de l'Imâm; aussi bien dans le soufisme shî'ite, l'Imâm reste-t-il le pôle des pôles comme Sceau de la walâyat, tandis que dans le soufisme sunnite l'idée du Qotb ne fait que se substituer à celle de l'Imâm professée par le shî'isme. Dès l'époque où éclosent les grandes oeuvres de la théosophie ismaélienne (IIIe-IVe/IXe-Xe siècles), nous en voyons transparaître quelque chose dans le soufisme. Plus encore, pourquoi certains soufis professant le sunnisme, ont-ils voulu se donner comme porteurs d'un message de l'Imâm caché ? Que l'on pense au cas de Hallâj qui reste inséparable, parce que l'on emprunte le langage technique. Il semblerait que ce fut pour discréditer ces derniers, que l'on ait cherché à l'en dissocier. Et pourtant, plus on l'en dissocie, plus l'on justifie le jugement shî'ite sur son cas.
On rappellera, en revanche, que Jâbir ibn Hayyân, le célèbre alchimiste, disciple de l'Imâm Ja'far Sâdiq, selon une tradition constante que rien n'infirme de façon décisive, fut surnommé, dès l'origine le soufi. L'alchimie de Jâbir est inséparable de ses conceptions shî'ites : l'Imâm est pour le monde spirituel ce que la Pierre ou l'Élixir sont pour le monde de la Nature. Et c'est ainsi que l'une des oeuvres les plus abstruses de Jâbir nous fournit peut-être la première élaboration du motif authentiquement gnostique de l'Étranger, l'allogène, l'exptrié spirituel (gharîb) venu de bords lointains. Or l'archétype de l'Étranger reste en gnose shî'ite la personne de Salmân le Perse (Salmân Pârsî) ou Salmân le Pur (Salmân Pâk) : pèlerin en quête du Vrai Prophète, appartennant par sa naissance à la chevalerie mazdéenne, passant par le christianisme, finalement marqué du sceau du pur Islam spirituel en devenant, orphelin et solitaire, l'adopté de l'Imâm. Et le cas de Salmân, c'est le cas de tous ceux auxquels se réfère la célèbre sentence de l'Imâm Ja'far, à citer de nouveau ici parce qu'elle a la vertu d'une devise : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement. Bienheureux ceux d'entre eux la communauté de Mohammad qui s'expatrient (les ghorabâ). »
Cet appel de l'Imâm Ja'far, nous le savons déjà, est de ceux qui démentent de façon décisive toute identification du « religieux » et du « social », car ce n'est pas à une « religion sociale » que convoque l'appel de l'Imâm. En proclamant bienheureux l' « expatrié spirituel », l'Imâm appelle ce dernier au renoncement à tous les compromis avec les valeurs et les ordres établis en ce monde, pour faire de ce monde même le champ de sa « queste » d'un autre monde, le champ de sa migration vers ce qui est déjà invisiblement présent en ce monde, le monde de la palingénésie et de la Résurrection dont l'Imâm est l'annonciateur. Pour employer un langage à la mode aujourd'hui, disons que telle est la seule « présence au monde », le seul « engagement » dans ce monde, pour le pèlerin spirituel comme témoin de l'absolu. [...]
En revanche, la sentence de l'Imâm Ja'far a le sens d'une eschatologie personnelle vécue présentement « au présent », parce que l'expatriement spirituel consenti pour rallier la voie de l'Imâm, marque une rupture. Et cette rupture met fin à la captivité qui retient l'homme à l'abri des remparts sociaux élevés pour garantir l'individu contre une expérience spirituelle immédiate; par cette rupture, soudain se révèle à la conscience cette ghorbat, cet exil que Sohrawardî typifiera en un récit saisissant (infra livre II). Cette sentence de l'Imâm appelle son fidèle à la walâyat, l'appelle à vouer son amour aux pures Figures théophaniques dont la lumière, en l'arrachant à la solitude de son exil, lui révèle tous les mensonges accumulés pour travestir la réalité de cet exil et pour le conduire à un compromis avec ce monde. Ici même l'oeuvre de Haydar Âmolî reste parfaitement actuelle pour la spiritualité shî'ite, en ce sens qu'elle éveille son adepte à la conscience d'un triple combat spirituel autrement dit au combat sur un « triple front » que le spirituel doit soutenir pour répondre à l'appel de l'Imâm et sauvegarder l'intégrité de son shî'isme.
De ces « trois fronts », nous en connaissons déjà deux par ce qui précède. Il y a un combat face au sunnisme en tant que pure religion de la sharî'at, celle des docteurs de la Loi refusant la vivification de cette Loi par sa vérité spirituelle, sa gnose. Les positions sont nettes: elles le sont encore plus, si sous prétexte de moderniser la sharî'at, on fait de la « loi religieuse » la « religion sociale ». Et puis il y a un second combat, plus douloureux et plus pathétique que le premier, puisqu'il doit se livrer, et nous avons rappelé pourquoi, à l'ntérieur du shî'isme, où les 'orafâ et les hokamâ, fidèles à l'enseignement intégral des saints Imâms, retrouvent devant eux ceux des docteurs de la Loi, les foqahâ, qui professent extérieurement le shî'isme mais qui en fait ont oublié la vocation même du shî'isme, oublié son enseignement ésotérique qui est l'approfondissement et la transfiguration de la Révélation prophétique par les Imâms. Finalement il y a un combat plus subtil encore face à un certain soufisme oublieux de ses propres origines, un soufisme qui, en reniant le shî'isme, en oubliant les origines et la source de la walâyat , se trompe quant à celui qui en est le « Sceau » et qui, en exagérant la pratique de certaines techniques au détriment de ce qui est 'irfân, gnose, peut dégénérer en un pieux obscurantisme, ne répondant plus aux problèmes et à l'attente des hommes.
Comme nous le verrons encore (infra livre IV), tout le grand livre de Haydar Âmolî répond à ce dessein : amener les foqahâ à reconnaître la nécessité de la gnose mystique ('irfân), et rallier ceux des soufis qui sont en quelque sorte les témoins perdus du shî'isme au sein du sunnisme. Sera alors rétabli le rapport originel du soufisme et du shî'isme. De cette condition dépend, pour Haydar Âmolî, que subsiste ou que périsse, l'Islam spirituel. C'était là entrevoir parfaitement dès le XIVe siècle les problèmes que l'évolution du shî'isme en Iran allait poser avec une acuité grandissante jusqu'à nos jours. Et les termes dans lesquels ils furent posés, restent actuels aux yeux de quiconque comprend que l'enjeu du triple combat n'est autre que le dépôt divin confié à l'homme.
_._
[1] Dans son Jâmi' al-asrâr (publié dans La philosophie shî'ite, cit. supra p. 56, n. 20) pp. 424-425, Haydar Âmolî rappelle une scène pathétique advenue entre le VIème Imâm Ja'far al-Sâdiq et Abû Hanîfa qui avait été son élève. On y voit Abû Hanîfa inviter l'Imâm à venir à Kûfa pour interdire aux gens d'insulter la mémoire des Compagnons du Prophète : « L'Imâm : Ils n'accueilleraient pas ce que je leur dirai. – A. H. : Comment ne l'accueilleraient-ils pas de toi, toi qui est le fils (le descendant) de l'Envoyé de Dieu ? – L'Imâm : Toi, tu es le premier à faire fi de moi. Tu es entré chez moi sans ma permission. Tu t'es assis sans mon ordre. Tu parles sans mon avis. Il m'est revenu que tu discours par syllogisme ? – A.H. : Oui. – L'Imâm : Prends garde, ô No'mân ! le premier à faire un syllogisme fut Iblis (Satan), lorsqu'il reçut l'ordre de s'incliner devant Adam : Tu m'as créé de feu, dit-il alors que lui (Adam) Tu l'as créé d'argile. » Ensuite l'Imâm se met à poser à Abû Hanîfa une série de questions concernant le fiqh et le tafsîr. A chaque réponse, l'Imâm rétorque par un « Pourquoi alors ?... » et la situation de Abû Hanîfa devient inexticable.) « Voilà, poursuit Haydar Âmolî avec une belle violence, comment cet homme (Abû Hanîfa) parla avec le Pôle des pôles pendant sa vie. Et c'est celui-là que le 'ârif (Dâwûd Qaysarî) met au nombre des Awliyâ insignes ! J'en atteste par Dieu ! C'est une imposture énorme. En vérité l'aversion pour les shî'ites et pour certains autres soufis ne tient qu'à des non-sens de ce genre. Si je ne craignais d'allonger, j'expliquerais certaines de leurs sources (osûl) et de leurs dérivations (forû') qui permettraient de juger de leur position. Mais mieux vaut se taire. »
[2] Mo'taqâd al-Imâmîya (la foi que professent les shî'ites imamites), traité en persan (sans nom d'auteur) du VIIe/XIIIe siècle, sur le Kalâm shî'ite (tawhîd, prophétie, imâmat) et le fiqh (droit), éd. M. Meshkât et M.-T. Dânesh-Pajûh, Téhéran 1339/1961, pp. 138-141
[3] Voir le texte cité par Edward G. Browne, A Literary History of Persia, vol. IV, Cambridge 1930, pp. 53. Certains comportements cruels ne sont pas sans jeter leur ombre sur la pesonne de Shâh Esma'il : il n'y a pas à y insister ici. Il y a en revanche à suggérer que très instructive serait une comparaison phénoménologique entre la signification de l'avènement de Shâh Esma'il (Shâh Ismaël, couronné en 905/1499, à l'âge de quatoze ans) telle qu'elle peut éprouvée d'une part en Iran, au cours du temps, par et pour la conscience nationale iranienne et la cosncience religieuse shî'ite, et telle qu'à travers les récits des voyageurs elle apparut d'autre part à l'époque en Occident, comme avènement d'un « nouveau prophète », le « nouveau Soufi » devant amener la fin de l'Islam et de la puissance turque ; cf. par exemple André Chastel, Léonard de Vinci par lui-même, Paris 1952, p. 164
[4] Cf. Jean Aubin, Matériaux pour la biographie de Shâh Ni'matollaâh Wali Kermânî (Bibl. Iranienne, vol. 7), Téhéran-Paris, 1956. L'édition des oeuvres de Shâh Ni'matollâh a été entreprise par M. Javâd Nûbakhsh Kermânî (6 vol. parus en 1968).
[5]. Cf. notre étude sur Le « Livre du Glorieux » de Jâbir ibn Hayyân (Eranos-Jahrbuch XVIII), Zürich 1950, pp. 104
Fin de citation [pdf].
Ô Allah prie sur Mohammad et la famille de Mohammad, et hâte leur soulagement !
Salam, merci pour votre blog. Très propre, très instructif.
RépondreSupprimerوعليكم السلام والإكرام وجنة المقام
SupprimerMerci cher frère Ismael pour votre commentaire et l'attention que vous portez à notre travail, que Dieu nous maintienne à Son service, au service de Son Prophète, de la famille de Son Prophète et des croyants et des croyantes en Lui