Dieu n'est Connu qu'à travers Lui-même : Troisième partie, Commentaire du hadîth n°3
Dieu n'est Connu qu'à travers Lui-même
Introduction, commentaire et traduction du chapitre 41 du Kitâb al-Tawhîd de shaykh al-Saduq (m. 380/991) intitulé « Il [Dieu], l'Exalté Majestueux, n'est pas connu sauf par Lui-même »
اللهمّ صلّ على محمّد وآل محمّد
– Introduction à la troisième partie :
Cette partie a pour objet le commentaire du troisième hadîth de notre chapitre. Il consiste en trois déclarations : Connaissez Dieu par Dieu, le Messager par le Message, et les Détenteurs de l'Ordre ('Ulil-âmr) par le convenable (al-ma'rûf), la justice (al-'adl) et l'excellence (al-ihsân). Nous laisserons intentionnellement de côté le commentaire de la première déclaration au sujet de la connaissance de Dieu par Dieu pour le moment.
Nous nous concentrerons sur les deux autres déclarations : « [Reconnaissez] le Messager par le Message, et les Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) par le convenable (al-ma'ruf), la justice (al-'adl) et l'excellence (al-ihsân) ». Nous ne négligerons cependant pas d'établir un lien constant avec le sujet plus général de notre étude qui concerne la connaissance de Dieu par Dieu.
Nous aurons en effet à montrer que la reconnaissance du Messager par le Message signifie que le critère de distinction entre le vrai et le faux messager ne saurait reposer sur le jugement subjectif que l'on pourrait porter sur lui. Les Quraysh, son propre clan, l'accusèrent de folie, de mensonge, de sorcellerie et de maintes autres calomnies. Plutôt, le Messager est-il reconnu à travers le Message : c'est-à-dire que le caractère véridique de son appel à Dieu témoigne de son propre caractère véridique. Le Réel émane son message, comme témoignage de sa sincérité pure et de son élection divine. C'est donc à travers Dieu que Mohammad est reconnu.
Nous éluciderons ensuite l'identité de ces Détenteur de l'Ordre ('Ulil-âmr) dont l'obéissance est rendue solidaire de l'obéissance au Messager dans le Saint Coran (al-Nisâ', 59), comme nous aurons à y revenir. Pour ce faire, nous étudierons d'abord la vision de l'Islâm majoritaire en abordant le point de vue d'Ibn Taymiyyah et d'al-Ghâzalî. Puis nous analyserons linguistiquement cette expression et reviendront sur sa signification théologique dans le shi'isme ancien. Enfin, nous établirons que seuls les Douze Imâms d'Ahl al-Bayt – que la paix soit sur eux – correspondent au sens réel de cette appellation, et nous montrerons qu'ils sont ceux qui se sont le plus caractérisés par les trois critères cités par l'Imâm al-Sâdiq : le convenable, la justice et l'excellence. Bonne lecture.
Troisième hadith : [Connaître Dieu par Dieu, le Messager par le Message, et les Imâms par leur droiture]
(3) Mon père, que Dieu lui fasse Miséricorde – Sa'd fils d'Abdallâh – Ahmad fils de Mohammad fils d'Isâ – Mohammad fils d'Abî 'Umayr – Mohammad fils de Hamrân – d'al-Fadhl fils d'al-Sakin, qui rapporte d'Abî Abdallah [al-Sâdiq] – sur lui la paix – qui dit :
Le commandeur des Croyants – sur Lui la paix – a dit « Connaissez Dieu par Dieu, le Messager par le Message, les Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) par le convenable (al-ma'rûf), par la justice (al-'adl) et par l'excellence (al-ihsân). ». »
Commentaire : La méthode pour reconnaître un véritable Apôtre de Dieu, et les véritables Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) comme calque de la méthode pour connaître Dieu.
I) Reconnaissez le Messager par le Message et les Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) par le convenable, par la justice et par l'excellence
L'Imâm – que sa grâce et sa paix soient sur nous – commence son propos en réitérant « connaissez Dieu par Dieu » et
c'est ce qui est déjà explicité dans le commentaire des autres ahadîth.
Suite à cette première déclaration, le Prophète introduit deux autres
propositions qui sont construites en quelque sorte en miroir de la
première.
L'une au sujet du Message « [et reconnaissez] le Messager par le Message » et nous aurions pu traduire « l'Apôtre par son Apostolat », en ce sens que la signification de la Risalah du Messager ou Apôtre de Dieu intègre aussi bien le « Message » qu'est le Coran, que plus généralement son enseignement, ses actions et jugements. L'autre au sujet des Détenteurs de l'Ordre « [et reconnaissez] les Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) par le convenable, par la justice et par l'excellence (ihsân) », cette expression "'Ulil-âmr" est d'origine coranique (4/59, cf : infra), nous préciserons dans ce qui suit le sens de ces deux maximes.
1) En lisant « [reconnaissez] le Messager par le Message », une première remarque s'impose immédiatement, l'Imâm n'a pas dit « reconnaissez le Message par le Messager », et cela oblige déjà au moins trois remarques :
– Primo, ce n'est pas le Messager qui est fait critère du Message, c'est-à-dire qu'il n'est pas question de scruter les actions du Messager pour estimer si celles-ci sont conformes ou non à notre vision du bien et du mal. En effet, chaque époque porte avec elle ses mœurs propres, qui délimitent ce qu'il est acceptable ou inacceptable de penser, de dire, ou de faire. Ces mœurs ne sont pas plus le fruit d'une inspiration divine que d'une insufflation diabolique, elles sont ce qu'elles sont, mais ne sont pas infaillibles. Ainsi, quand bien même le Prophète Mohammad – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui et les siens – fut la Meilleure des Créatures de Dieu (khayri khalqi-Llâh), il choqua et dérouta les Quraysh par son comportement et ses paroles si bien qu'ils l'accusèrent lui et les premiers croyants de mille calomnies.
Pourtant n'était-il pas une Miséricorde pour les mondes (al-Anbiya', 107) ? N'avait-il pas l'avantage sur eux dans la moralité, dans l'éloquence et
dans la certitude en Dieu l'Unique ? N'était-il pas le Véridique, le Sûr
(al-Sâdiq al-Amîn) ? N'était-il pas celui dont Dieu a fait un
exemple pour les croyants (al-Ahzâb, 22) ? N'est-ce pas lui au sujet duquel Dieu a dit
dans le Coran « Ceux
qui suivent le Messager, le Prophète Ummî (non-juif) dont le nom est
inscrit auprès d'eux dans la Torah et l'Evangile ! Il leur ordonne le
convenable, leur défend le blâmable, leur rend licites les bonnes
choses, leur interdit les mauvaises, et leur ôte le fardeau et les jougs
qui étaient sur eux ! Ceux qui croiront en lui, le soutiendront, lui
porteront secours et suivront la lumière descendue avec lui; ceux-là
seront les gagnants ! » al-A'râf, 157 ?
– Secundo, c'est le Message qui est fait critère du Messager, c'est-à-dire que ce qui est à scruter : ce n'est pas une simple créature que l'on jugerait comme telle, disposant de ses faiblesses. C'est plutôt le Message qui doit être mesuré à l'aune du Réel. Mohammad fut la meilleure des créations de Dieu et son élection divine est telle qu'il est la norme ultime de tout jugement. « Il ne s'exprime pas non-plus selon son propre désir, car en vérité ce n'est qu'une inspiration qui lui fut inspirée » al-A'râf, 157. Dès lors, tous les arguments de ceux qui rejettent le Prophète selon ses actes, aujourd'hui comme d'hier, sont caduques tant qu'ils ne donnent aucune objection au fond de sa prophétie et qu'ils n'apportent pas un argument décisif qui infirme sa prophétie. Et à coup sûr ils ne le feront jamais, car il les a appelé à l'Unité de Dieu, et l'Unicité de Dieu est telle une forteresse inexpugnable.
C'est à partir de cette conscience unitaire que toutes les
autres prescriptions découlent comme logiquement et comme une expression
des attributs divins qui s'y manifestent de manière évidente pour les
croyants sincères en Dieu l'Unique. N'est-ce pas Lui qui dit : «
Ceux à qui nous avons donné le Livre, le reconnaissent comme ils
reconnaissent leurs enfants. Or une partie d’entre eux cache la vérité,
alors qu’ils la savent ! » al-Ma'idah, 82-83 ?
– Tertio, cette solidarité entre la véracité du Message et la véracité du Messager, et non l'inverse, suppose une certaine tension entre le Messager et son auditoire. Puisqu'il se présente comme inspiré, et place sur eux la charge de la preuve pour démentir sa prophétie, c'est nécessairement soit qu'il est un menteur, soit qu'il est un véridique. Et pour estimer s'il est véridique, il faut tendre l'oreille à son Message.
Il serait étrange de résumer le Message du Prophète Mohammad – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui et les siens – à la législation qu'il a apporté. En effet, chaque Prophète a apporté avec lui une législation qui rendait compte des jugements et des prescriptions de Dieu en une certaine époque, et se rapportant à un certain contexte qui les justifiait. En revanche, si l'on fait abstraction de cet aspect contingent : le Message de l'ensemble des Prophètes véridiques fut un seul. Il fut l'appel à Dieu l'Unique, Magnifiée soit Sa Louange et Sanctifiés soient ses Noms !
Dès lors, la prophétie de Mohammad ne peut qu'être reconnue. Mais elle ne peut être reconnue qu'en tant qu'elle est l'expression d'une vérité unique qui se manifeste sous des formes variées, commune à l'ensemble des Prophètes avant lui. Mieux, le Prophète Mohammad – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui et les siens – en tant qu'homme symbolise à lui seul le parachèvement et l'accomplissement de tous les Prophètes avant lui. Il en est le Sceau (Khâtim), il ferme la Prophétie législatrice en annonçant l'ouverture d'un nouveau cycle, via l'évènement de Ghadîr Khumm d'une importance capitale dans le Shi'îsme. Ce nouveau cycle, c'est celui de l'Imâmat et de l'interprétation ésotérique (ta'wil).
2) Nous en venons, à ce titre, à la lecture de la troisième déclaration de l'Imâm – que sa grâce et sa paix soient sur nous – « [et reconnaissez] les Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) par le convenable, par la justice et par l'excellence (ihsân). » qui nous pousse la comparaison avec la déclaration précédente sur le Messager.
Ce n'est plus par le Message que les Détenteurs de l'Ordre peuvent être reconnus, puisque le Message est établi par le Messager, dont les Détenteurs de l'Ordre sont les successeurs et les légataires. Toutefois, au vu de la foule de savants et de juristes de tous poils qui prétendent être les héritiers de la méthodologie prophétique et être les garants de la préservation de la religion de Dieu, il nous faut un critère pour distinguer le bon grain de l'ivraie. Or, l'Imâm al-Sâdiq, que la paix soit sur lui, nous l'assure : c'est « par le convenable (al-ma'rûf), par la justice (al-'adl) et par l'excellence (ihsân). » que les véritables Détenteurs de l'Ordre ('Ûlil-âmr) sont reconnus.
L'origine de cette expression « Détenteurs de l'Ordre » ('Ûlil-âmr) est coranique, Allah, Exalté dans ce qu'Il dit, dit en effet :
Les commentateurs de parmi les gens de l'apparent interprètent cette expression comme ayant le sens des savants et des gouverneurs. Nous pensons que cela est impossible pour une raison simple : le verset emploie à deux reprises l'impératif « obéissez », une première fois pour l’obéissance à Dieu (atî'û-Llâh), une deuxième fois pour l'obéissance au Messager et aux Détenteurs de l'Ordre (Ulil-âmr) de parmi vous, (wa-atî'û l-rasûl wa ûlil-âmri minkum).
Or, comme cela est évident, Dieu ne peut placer sur un pieds d'égalité l'obéissance (ta'ah)
au Messager, qui est inconditionnée, et à un « savant » ou à un « gouverneur » faillible,
susceptible de commettre des erreurs, sans quoi il soumettrait ses
serviteurs au doute et à la confusion, ce qui n'est pas possible. Et quand bien même un savant ou un gouverneur faillible serait investi d'une certaine autorité par Dieu et son prophète, l'obéissance lui revient : mais en tant qu'elle lui a été transmise par un être qui, lui, est infaillible et est le seul véritable Détenteur de l'Ordre, qu'il délègue comme il le souhaite puisque tout ce qu'il fait n'est qu'inspiration.
Par ailleurs, et avant de passer à la suite de notre raisonnement, nous pensons utile de faire au moins deux remarques :
– Premièrement, Dieu dit dans la suite du verset « Si vous divergez ensuite en quelque chose : renvoyez-la à Dieu et à Son Messager, si vous croyez en Dieu et au Jour Dernier, cela est meilleur et de meilleure compréhension. », c'est-à-dire que Dieu a anticipé que la communauté de son Prophète allait diverger quant à la nature des détenteurs de l'ordre. La suite de notre étude s'attachera à clarifier définitivement cette question.
– Deuxièmement, ce âmr que nous traduisons par Ordre renvoie non-pas simplement à une autorité temporelle et contingente, mais à quelque chose qui participe directement de la volonté de Dieu. Dieu dit : « Et ils t'interrogent au sujet de l'Esprit (al-Rûh), - Dis: "l'Esprit relève de l'Ordre de mon Seigneur !" (al-Rûh min amri rabbî). Et on ne vous a donné que peu de connaissance.» al-Isrâ', 85, Il dit encore : « Durant celle-ci [la sainte Nuit de Qadr] descendent les Anges ainsi que l'Esprit (al-Rûh), par permission de leur Seigneur pour tout ordre (min kolli-âmr). » al-Qadr, 4 ; c'est durant la sainte nuit de Qadr que le Coran fut révélé au Saint Prophète Mohammad – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui et les siens –, et cette nuit se répétant chaque année : il est nécessaire qu'il y a toujours un « Détenteur de l'Ordre » sur lequel l'Esprit et les Anges puissent descendre et envelopper de leur présence afin de l'informer de l'Ordre divin. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir plus en profondeur si Dieu le permet.
II) Qu'est-ce qui fonde une autorité légitime selon l'Islâm majoritaire sunnite ? : l'exemple d'Ibn Taymiyyah (m. 1328) et d'al-Ghazâlî
Même si nous admettions l'interprétation des gens de l'apparent, à savoir que le Détenteur de l'Ordre est le gouverneur temporel ou le savant religieux, encore faut-il estimer ce qui fonde la légitimité d'un Imâm au double sens de « gouverneur » temporel et de « savant » religieux en Islâm ! Et cette question, celle de l'autorité, se situe au point névralgique du débat entre shi'îtes et sunnites. Nous tenterons donc dans ce qui suit de présenter ce qui fonde la légitimité d'une autorité en Islâm, d'abord dans le Sunnisme – en abordant les deux points de vue d'ibn Taymiyyâh et d'al-Ghazâlî –, en le comparant dans un second temps avec les critères de notre hadîth qui invite à reconnaître l'autorité « par le convenable, par la justice et par l'excellence (ihsân). », en mettant à chaque fois en perspective historique ces visions.
1) Ibn Taymiyyah (m. 1328), Majmû' al-Fatawa :
Le célèbre Ibn Taymiyyah (m. 1328), surnommé « Shaykh al-Islâm » par ses sympathisants, distingue deux manières par lesquelles l'allégeance peut être établie en Islâm. La première méthode est la méthode de la consultation (al-shûrâ), la deuxième est la méthode de la prise de pouvoir violente (al-taghâlub).
Quant à la consultation, il l'attribue à la tradition des quatre premiers califes « rashidûn » , elle requiert la consultation des « gens de la renommée et de la croyance » (ahl il-hal wal-'aqd), c'est-à-dire l'élite tribale, politique, militaire, religieuse et intellectuelle de la communauté musulmane prise dans son ensemble. Aucun gouvernement musulman à l'heure actuelle n'est établi sur ce mode de constitution, et la première shûrâ qui servit d'exemple à toutes les autres se fit en l'absence de l'élite réelle de la communauté, celle qui fut bénie sous le manteau : Alî, le porteur de l'étendard du Prophète ; Fatimah l'Éclatante, la Très-Pure ; Hasân le Basilic du Coeur du Prophète et Husayn le Seigneur des Martyrs – que la paix de Dieu soit sur eux tous, que leur paix soit sur nous et que Dieu nous permette de ne jamais les oublier ! –, qui étaient trop occupés autour du corps encore chaud du Prophète – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui –, lors de ses funérailles où ils furent désertés par ceux qui n'avaient visiblement de préoccupation que le pouvoir.
En ce qui concerne deuxième méthode, celle de la prise de pouvoir violente (al-taghâlub) : elle est celle qui fonda l'ensemble des états musulmans jusqu'à ce jour. Elle s'impose par la suprématie de fait, et le gouverneur qui s'empare de ce pouvoir, pourvu qu'il est musulman, doit être obéit « quand bien même il vous battrait et vous saisirait vos biens » selon le célèbre hadîth du Prophète ! Or si le shi'îte entièrement docile à son Imâm accepte volontiers cet adage, et remet volontiers sa vie et ses biens entre les mains de l'Imâm, sa volonté étant nécessairement reconnue comme supérieure à toutes les autres : qu'en est-il de la position sunnite qui requiert une obéissance servile aux gouvernants de ce monde, en dépit de leurs injustices ?
2) Cette méthode, disions-nous, est celle qui fonda l'ensemble des états musulmans. Nous établirons ci-dessous une chronologie complète de ce phénomène au cœur des luttes de pouvoir de l'histoire musulmane.
a) D'abord les trois premiers califes historiques (632-656) :
– Abû Bakr (m. 634) fut désigné par la « Shûrâ » du préau des Banî Sa'da (Saqifat Banî Sa'da) dont étaient vraisemblablement exclus au moins une partie des « Gens de l'influence et de la renommée » (à moins que l'on affirme que les Ahl al-Kisâ n'en fîmes pas partie, Dieu nous en préserve!). Son élection fut tellement peu consensuelle qu'elle se suivit immédiatement de la première guerre civile de l'Islâm, les tristement célèbres « guerres d'apostasies » (hurûb al-riddah), justifiée par le refus par une partie des populations jadis sous la juridiction de l'État prophétique, de payer la zakâh à Abû Bakr. En témoigne l'histoire particulièrement significative de Malik fils de Nuwayrâ, qui selon ce que rapporte al-Baladhurî aurait dit « Je ne verserais d'impôt qu'à celui qui fut désigné à Ghadîr », avant d'être violemment assassiné. Lui qui fut jadis le percepteur d'impôt attitré du Prophète Mohammad – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui et les siens – auprès de sa tribu. Cela témoigne, comme cela est admis par l'historiographie musulmane elle-même, que les prétendus « apostats » étaient essentiellement des apostats politiques. Aux motifs possiblement divers, et avec parmi eux des shi'îtes fidèles à l'Imâm Alî – que la paix soit sur lui.
– 'Umar (m. 644) fut choisi directement par son prédécesseur Abû Bakr,
– 'Uthmân (m. 656), lorsque son prédécesseur 'Umar était sur son lit de mort, il réunit un comité composé de six personnes à partir duquel il devait être désigné un successeur. Le comité était composé de Alî, 'Uthmân, 'Abd al-Rahmân fils d'Awf (m. 654), Sa'd fils d'Abî Waqqas (m. entre 664 et 675 âgé et riche, ayant opté pour la neutralité dans la bataille du Chameau et ayant voté pour 'Abd al-Rahmân fils d'Awf au lieu d'Alî, ce qui permit l'élection d'Uthmân), Zubayr fils d'al-'Awwam (m. 656 au combat contre Alî – que la paix soit sur lui – durant la bataille du Chameau) et Abû Talha al-Ansarî (m. 654). Le népotisme, la corruption et le tribalisme des Omeyyades avaient déjà commencé par la mise au pouvoir de Mu'awiyâ au Shâm par 'Uthmân, du fait de leur proximité familiale. Elle se poursuivra sous les Omeyyades dans un ethno-état arabe, imposant la djiziya jusqu'aux convertis non-arabes (les fameux « Mawâlî »). Abû Dharr al-Ghifarî – que Dieu l’Agrée et Il l'Agrée – s'opposa notoirement à ce népotisme et à cette corruption, que ce soit la nomination de Mu'awiyâ ou les dons d'argents délirants de l'État musulman aux proches d'Uthmân tandis que les musulmans étaient dans la famine. Ce pourquoi il fut exilé par 'Uthmân.
b) Puis le cas particulier de l'Imâm Alî fils d'Abî Tâlib et de son fils al-Hasân – que la paix et les prières de Dieu soient sur eux (656-661) :
– Alî fils d'Abî Tâlib – que sa grâce et sa paix soient sur nous – quant à lui n'eut même pas besoin de prendre l'initiative de former une Shûrâ que les musulmans accoururent vers lui pour lui demander de prendre le pouvoir. Il fut initialement réticent à cela, avec le danger que les dissensions suivant l'assassinat d'Uthmân impliquaient. Près de vingt-quatre ans après le départ de l'Envoyé, et devant leur insistance, l'Imâm accepta néanmoins de prendre cette responsabilité. Il fut en effet celui qui permit en pratique aux trois premiers califats de se tenir, et il fut le conseiller et le ministre de chacun des califes, à un point tel qu'Umar fut obligé de confesser ce terrible aveu : « Sans Alî fils d'Abî Tâlib j'aurais péri. ».
La première décision qu'il prit alors fut l'énigmatique choix de déplacer la capitale, avec tout ce que cela implique d'efforts et de moyens, depuis Médine, l'historique capitale de l'État musulman du Prophète, vers Kûfâ, ville récemment fondée en 636 sous le califat d'Umar, juste après la bataille de Yarmouk. Cette ville, au milieu du pays d'Irâk était une région historique de l'Empire Perse Sassanide dans lequel il avait sa capitale, Ctésiphon. Contrairement à Médine, il s'agit donc à ce moment essentiellement d'une terre a'jamî (non-arabe) dans laquelle s'échangent les idées religieuses de toutes sortes : manichéisme, gnosticisme, mandéisme, sabéisme, mazdéisme, zoroastrisme etc.
La « première fitnâh » que connut la communauté islamique commença par le soulèvement d'A'ishâh (m. 632) avec certains compagnons comme al-Zubayr fils d'al-'Awwâm ou Talha contre l'Imâm Alî, sur Lui la paix, lors de la tristement célèbre bataille du Chameau. Elle se poursuivit par la guerre ouverte menée par le Levant (Bilad al-Shâm), sous le commandement de Mu'awiyâ fils d'Abî Sufyân, contre l'Imâm Alî – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui !
– Hasân fils d'Alî – que leur paix soit sur nous – fut désigné à sa succession de l'État musulman par son père, comme son père fut désigné par son grand-père le Saint Prophète – que la paix et les prières de Dieu soient sur lui et sa famille. Mais il n'eut même pas le temps de prendre ses fonctions qu'il fut démis de force par Mu'awiyâ fils d'Abî Sufyan.
c) Puis la dynastie Omeyyade (661-750) :
– Mu'awîya (m. 680), disions-nous, prit l'avantage sur l'Imâm Hasân – que la paix soit sur lui – après avoir combattu des années durant son père au point de le forcer à abdiquer au prétexte de la « stabilité de la communauté ».
Acculé et sans moyen de résister par la force, l'Imâm Hasân fit preuve
d'une immense patience et consentit. Mu'awiyâ imposa ainsi son autorité depuis le Levant (Bilad al-Shâm)
d'une main de fer, au mépris des musulmans vivant dans des conditions
déplorables. Il promit néanmoins à Hasân que s'il venait à mourir, il
lui restituerait le pouvoir à lui ou à défaut à son frère Husayn – que la paix soit sur lui et
sur son fils Alî et sur les siens et sur ses enfants et sur ses
compagnons – ... nous savons que Mu'awiyâ ne tint en rien sa promesse,
et qu'il imposa son fils Yâzid, avec les conséquences tragiques qui s'en
suivirent et que nous connaissons tous, à savoir le martyr de l'Imâm al-Husayn – que la paix soit sur lui – accompagné des autres martyrs de parmi ses compagnons et sa famille – que la paix soit sur eux tous – dans la vallée de Karbalâ en Irâk.
d) Puis la dynastie Abbasside (750-1516) :
– Sélim Ier (m. 1520) dit « le Terrible » (yavuz) peu de temps après avoir vaincu et fait prisonnier lors de cette bataille le dernier calife Abbasside al-Mutawakkil III, il s'empare des insignes du pouvoir califal du Caire et établit la domination du Sultanat Ottoman sur l'Empire musulman. Les Ottomans conservent cette domination jusqu'au décret d'abolition du califat par l'État Turc moderne fondé par Atatürk, le 3 mars 1926, il y a 96 ans.
Comme nous le voyons, loin de représenter l'exception : le coup d'état, la prise de pouvoir par la force et par la domination matérielle de l'ennemi ont été la norme dans l'histoire de l'Islâm. Au mépris complet des prescriptions du Prophète et de son incitation à suivre les Gens de sa demeure, les Ahl al-Bayt. La prise de pouvoir par la force est fondée juridiquement par cette fatwâ du théologien Ibn Taymiyyah, dans lequel se reconnaissent la totalité des musulmans se réclamant du salafisme-wahhabisme à notre époque.
3) Al-Ghâzalî (m. 1111), Ihya' 'ulûm al-dîn
Néanmoins,
la vision d'Ibn Taymiyyah n'est pas hégémonique dans le sunnisme. Reportons-nous donc à l'avis d'une figure tout aussi consensuelle qu'Ibn
Taymiyyâ dans le salafîsme, mais cette fois-ci pour le sunnisme plus
traditionnel, ash'arîte, maturidîte et hanbalîte opposés à la dite
déviation wahhabite : Abu Hamîd al-Ghazâlî (m. 1111), aussi surommé « la Preuve de l'Islâm » (Hujjat al-Islâm) par ses sympathisants.
L'historienne et islamologue danoise Patricia Crone (m. 2015) écrit dans son article « Shûrâ as an elective institution » (2001), citant al-Iqtisâd et les célèbres Ihyâ 'Ulûm al-Dîn :
« Les derniers vestiges de procédures électives furent mises à l'écart définitivement par les Seldjoukides. Il n'y avait que trois méthodes par lesquelles pouvait être désigné l'Imâm selon al-Ghazâlî : la désignation par le Prophète (tel que le prétendent les Shi'îtes), la désignation par l'Imâm précédent, et la délégation (tafwid) par un homme puissant. [source : al-Iqtisâd, f. 237]
[Il dit encore dans Ihyâ 'Ulûm al-Dîn, Le Caire, 1282, ii, 116/6] « L'autorité (al-wilâya) de nos jours n'a d'autre justification que le pouvoir (al-shawka) ; quiconque reçoit l'allégeance du détenteur du pouvoir, il est le Calife ; et quiconque monopolise le pouvoir [temporel] tout en restant obéissant au calife pour la prière du Vendredi et pour frapper la monnaie, il est le sultan. ». » [1]
Cette attitude de soumission intégrale face à une autorité légitimée par la seule violence est indigne de l'Islâm, indigne de l'esprit du martyr de l'Imâm al-Husayn. Voilà d'ailleurs ce qu'al-Ghazâli écrit au sujet du fait de maudire Yazîd Ier, le calife responsable de la tragédie de Karbalâ, toujours dans son Ihya' 'Ulûm al-Dîn, vol. iv :
« Et si l'on dit "est-il permis de maudire Yazīd en raison du fait qu'il a tué al-Ḥusayn ou qu'il l'a ordonné ?", nous répondons : ce fait n'est pas vérifié et, en tant que tel, il n'est même pas permis d'affirmer que Yazīd a tué al-Husayn ou a ordonné son meurtre puisqu'il s'agit d'une accusation non vérifiée. Ainsi, la malédiction est certainement inadmissible puisqu'il n'est pas permis d'accuser un musulman d'un péché majeur [comme le meurtre] sans preuve. En vérité, il est permis d'affirmer qu'Ibn Muljam a tué 'Alī et Abū Lu'lu' a tué 'Umar car cela a été établi par des preuves claires et est raconté par de multiples chaînes. Il est absolument inadmissible d'accuser un autre musulman de péché ou de mécréance sans preuves claires. »
Ces lignes peuvent paraître anodines, et le lecteur sunnite a tôt fait d'y voir un effort d'objectivité et de rigueur d'al-Ghâzalî. Or, il est évident qu'il s'agit là d'un biais de lecture de l'histoire qui vise à innocenter ceux qui furent pourtant de toute évidence des tyrans injustes et meurtriers, n'ayant pas le moindre égard pour le respect de la tradition du Saint Prophète et du Saint Coran, et encore moins pour les Ahl al-Bayt qui furent pourtant un dépôt confié aux musulmans.
____
[1] Original en anglais : « The
last vestiges of elective procedures were swept aways by the Seljuqs.
There were only three methods whereby the imam could be appointed
according to al-Ghazâlî: designation by the Prophet (as claimed by the
Shi'ites), designation by the previous imam, and delegation of power
(tafwid) from a strong man. [cf : al-Iqtisâd, f. 237]
[He says in Ihyâ 'Ulûm al-Dîn, Le Caire, 1282, ii, 116/6] « Authority (al-wilâya) nowadays follows nothing but power (al-shawka); whoever recieves allegiance from the possessor of power, he is the caliph; and whoever monopolizes power while remaining obedient to the caliph as regards the principles of the Friday oration and the coinage, he is the sultan. »
En résumé :
Que l'on reconnaisse en Ibn Taymiyyah le Shaykh de l'Islâm, ou que l'on voit en al-Ghâzalî la Preuve de l'Islâm : notre définition de l'autorité et de sa légitimité est fixée d'avance par des « gouverneurs » et des